Reprise de Frankenstein junior de Mel Brooks à Metz pour Halloween : swinging Carpathes !
Fort du succès de la création de cette production à Metz en 2021, après le report de 2020 dû à la pandémie, le directeur et metteur en scène de la maison messine Paul-Emile Fourny reprend une équipe quasi identique autour de la fête d’Halloween pour mêler habilement la célébration de la fête des morts à l’anglo-saxonne et la parodie des films de la Universal des années 1930 mise à la sauce Broadway.
Après le succès de The Producers (film de 1968, devenu musical en 2001), l’inénarrable Mel Brooks a réitéré la même opération d’adaptation avec son film Frankenstein junior (en anglais The young Frankenstein) réalisé en 1974. Le film parodiait la trilogie célèbre des films sur Frankenstein avec Boris Karloff réalisés dans les années 1930 par James Whale pour la Universal Pictures. C’est le réalisateur lui-même, lui qui , s’appuyant sur d’une expérience assez longue à Broadway, a écrit la musique en 2006 et le livret en collaboration avec Thomas Meehan, pour une création en 2007. L’opéra messin utilise l’adaptation française due à Stéphane Laporte qui avait été créée en 2011 au théâtre Déjazet, où brillaient déjà Vincent Heiden et Valérie Zaccomer en Frederick et Frau Blücher.
L’intrigue en est assez simple : le docteur Frederick Frankenstein, brillant professeur d’anatomie new-yorkais, se voit obligé de se rendre au château de son grand-père dans les Carpathes pour y faire valoir son héritage. Une fois sur place, le bossu Igor, la séduisante assistante Inga et la gouvernante revêche Frau Blücher ainsi que l’apparition de l’ancêtre Victor vont se liguer pour le pousser à reprendre les travaux de son aïeul qui espérait rendre la vie aux tissus morts (sans qu’on sache ici s’il avait pu le faire). Après avoir réussi à éviter les interventions des villageois et de l’inspecteur Kemp, Frederick mène le projet à bien, jusqu’à ce que le monstre s’évade après sa présentation au public, enlève Elizabeth, la fiancée de Frederick, qui en tombe amoureuse, tandis que le savant échoue dans les bras d’Inga. La transmutation des capacités cognitives et locutoires du savant dans le cerveau du monstre s’accompagne de l’échange avec certaines capacités physiques de la créature, qui permettent aux couples d’y trouver leur content.
Un melting pot musical
Ce qui frappe immédiatement l’auditeur c’est l’habileté de Mel Brooks, qui utilise un motif mélodique aisément reconnaissable de sept notes, entendu dès le début de l’ouverture, et qui devient récurrent six ou sept fois dans les numéros qui composent le musical. Ce motif est à la lisière entre la musique kletzmer et la musique d’Europe centrale, l’une liée aux origines de Brooks, et l’autre à son sujet ou du moins à un glissement opéré à partir de son sujet (le film de 1974 et donc le livret se déroulent dans les Carpathes, alors que le récit de Mary Shelley se déroulait en partie en Bavière : la contamination avec l’histoire de Dracula est évidente, depuis les adaptations des années 1930 à celles de la Hammer dans les années 1960, à tel point que le comte fait une petite apparition à la fin du musical). Ensuite Brooks utilise toutes sortes de rythmes : jazz, fox-trot, swing, et un jazz band comme orchestre pour l’hommage aux années trente, mais il intègre aussi à sa partition un standard du swing-fox trot dû à Irving Berlin, « Puttin’ On the Riz » pour une scène d’anthologie où Igor, Frederick et le monstre font un numéro de claquettes sur une scène de théâtre mise en abyme. Les numéros s’enchainent à un rythme effréné, chaque personnage disposant d’un air d’envergure, pour un total de près de deux heures trente de spectacle, avec même un surprenant et superbe chœur a cappella « Welcome to Transylvania » devenant ensuite “Wilkommen in Transylvania”.
Entre parodie et grivoiserie
L’ensemble a quelque chose de foutraque, bien dans la veine de son auteur, qui utilise force gimmicks et le comique de répétition situé bien souvent en-dessous de la ceinture : toutes sortes d’allusions grivoises parsèment le livret, du fait du parti-pris de parodie caricaturale. Le jeune docteur Frankenstein (à prononcer « Frankenstine », à l’américaine) est l’archétype du savant qui a tout dédié à ses recherches, de sorte que son assistante Inga saura le déniaiser progressivement mieux que sa fiancée Elizabeth, archétype, elle, de la prude puritaine des Etats-Unis, refusant qu’on la touche (« Stop, on s’touche pas »), et qui finit par se trouver elle aussi déniaisée par le monstre lui-même, qui l’initie à « l’amour profond », de sorte que tout le monde s’y retrouve. La gouvernante, Frau Blücher, ne manque jamais de raviver le souvenir de son grand amour, le docteur Victor Frankenstein, grand-père du jeune Frederick : « He was my boyfriend », entre chanson réaliste et hommage à Mistinguett et à son « homme », est un des meilleurs numéros du lot, repris pour partie par la suite. On sait à peine où s’arrête la parodie, car on est parfois proche du troisième degré : au tout début quand les villageois chantent pendant l’enterrement du grand-père, ils entonnent « Le bonheur, ça nous rend heureux », sorte de parodie du musical par lui-même, comme dans le duo entre Igor en Frederick, « Encore réunis pour la première fois » : le sens des paroles ne manque pas de frapper le spectateur. Mais comment ne pas se laisser porter par des mélodies dignes des meilleurs standards : « Nage dans la paille » ou « Entre dans le business », la « Transylvania mania », « N’écoute que ton cœur » ? Comment ne pas rire aux vocalises d’Elizabeth qui découvre l’amour charnel dans les bras du monstre ? Comment ne pas être ému par la scène de l’ermite aveugle (malgré son comique de gestes un peu forcé), grâce à la mélodie « Quelqu’un, je cherche quelqu’un » ?
L’Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz a repris intégralement la production de 2021 à l’exception du petit rôle de Ziggy. Les décors impressionnants (la bibliothèque du château, et surtout le laboratoire du docteur dans le château, inspiré de celui du film de Whale, et dû à Emmanuelle Favre) alternent avec d’habiles projections qui créent des atmosphères impressionnantes ou envoûtantes (la forêt surtout : bravo à Patrice Willaume pour ses lumières), grâce aussi à l’utilisation habile des tulles. On retiendra particulièrement la perspective de la carriole où Frederick et Inga nagent dans la paille, et le formidable tour de force que constitue le show du monstre qui fait des claquettes en miroir d’ombres chinoises, jusqu’à ce que les deux ombres se dissocient au moment où son esprit perd le contrôle. Paul-Emile Fourny utilise une passerelle d’argent pour que les chœurs et les membres du ballet puissent se déployer sur tous les espaces possibles ; ceux-ci sous la houlette de Graham Erhardt-Kotowich se mettent en valeur notamment dans la danse « Stop, on s’touche pas » et dans l’imitation de la démarche des morts-vivants. C’est surtout le sens du rythme qui marque la mise en scène de Fourny, rythme des mouvements individuels et collectifs, parfaitement accordés à une enivrante partition qui sait habilement utiliser la récurrence des thèmes musicaux dans un effet de kaléidoscope.
Les solistes bien sûr sont tous à saluer, qu’ils soient issus du monde de l’opéra ou de la comédie musicale: Vincent Heden dont le ténor souple et délicat suit les mouvements incessant du swinging doctor ; Valérie Zaccomer, phénoménale Frau Blücher à l’accent à couper au couteau et au visage si expressif ; Grégory Juppin, Igor toujours en mouvement, à la démarche suprêmement étudiée, et dont les accents sur le mot « Maître » sont une merveille de caractérisation. N’oublions pas Lisa Lantieri, ancienne danseuse devenue chanteuse, dont la souplesse et la fraîcheur physique comme vocale épatent. Laurent Montel séduit toujours par l’inventivité inépuisable dont il fait preuve dans la création d’un accent germanique dont lui seul a le secret, et par un abattage saisissant dans le morceau de bravoure « Entre dans le business ». Léonie Renaud utilise les moirures et les profondes harmoniques de son soprano jusqu’à l’éclat de troublantes vocalises et prend un plaisir évident à incarner Elizabeth, passant de l’héritière futile de la Cinquième avenue à la femme-femelle comblée par le monstre. Jean-Fernad Setti déploie son double mètre dans d’étourdissantes chorégraphies, et use habilement de son profond baryton pour moduler à l’infini les grommellements effrayants du monstre avant d’entonner un magnifique chant final, après avoir commencé à articuler dans « Puttin’ On the Ritz ». Enfin Christian Tréguier émeut en ermite aveugle, aidé par sa remarquable projection et son timbre de jeune homme, inoxydables.
Comme en 2021, le big band nommé Orchestre Halloween, sous la direction d’Aurélien Azan Zielinski, fait montre d’un entrain dévastateur, enchainant les rythmes dansants et percutants à l’envi, jusqu’à la fin du spectacle, il où continue à jouer le rideau tombé.
Bien que nos oreilles peinent toujours à s’habituer à la traditionnelle sonorisation des comédies musicales, nous ne boudons pas notre plaisir devant un spectacle si original, haut en couleurs, plein de rythme et de fun. Entertainment, vous dites ?
Visuels © Luc Bertau – Opéra-Théâtre Eurométropole de Metz