
Cosi fan tutte, point d’orgue de la trilogie Mozart – Da Ponte à Versailles
- Le château de Versailles ouvre les portes de son emblématique Opéra Royal pour une programmation exceptionnelle : le cycle opératique le plus célèbre de l’histoire lyrique, à savoir la trilogie Da Ponte de Mozart.
Cosi fan tutte ou L’École des Amants, l’alliance du grotesque et du sublime
Au programme de ce mercredi 18 janvier, la représentation du dernier « acte » de cette trilogie, le Cosi fan tutte de Mozart. Un opéra sublime pour les airs gracieux et cristallins qui s’y enchaînent, grotesque pour le ressort comique du ménage à quatre qui se crée et recréé sous nos yeux, sous la malicieuse partition de Mozart et l’espiègle livret de Lorenzo Da Ponte qui donne une tout autre dimension au génie du compositeur. Issu d’une trilogie achevée, le Cosi fait figure de final moins célèbre que les facétieuses Noces de Figaro ou que la superbe d’un Don Giovanni, mais pourtant tout aussi admirable dans son écriture et sa composition. Écrit en 1789, Mozart s’inspire ici, suite à ses voyages dans l’hexagone, de l’opéra-comique français pour nous offrir un opera buffa en deux actes. Les deux amants Guglielmo et Ferrando badinent à leurs risques et périls avec l’amour sous le regard amusé de Don Alfonso et de Delfina qui observent les deux jeunes promises tomber progressivement dans le jeu de la séduction et de l’adultère. La phrase « Ainsi font-elles toutes ! » (« Cosi fan tutte »), écrite en toutes lettres sur les voiles du décor – et déjà présente en filigrane dans les airs entêtants et saccadés des bois – résonnera en conclusion de l’opéra.
À programmation exceptionnelle, lieu exceptionnel : c’est à l’Opéra Royal de Versailles, construit entre 1685 et 1770 à la demande de Louis XIV, que l’on assiste, ce mercredi 18 janvier, à la représentation. À l’arrivée du public, certains instrumentistes sont déjà dans la fosse, répétant quelques traits ou chauffant leurs instruments avec quelques gammes. Ce sont les Musiciens du Louvre qui se chargeront ce soir d’accompagner les solistes dans ce lieu de prestige ; à la baguette, Marc Minkowski, fondateur de cet ensemble incontournable dans le répertoire baroque et classique. Les instruments d’époque transportent immédiatement le public dans l’univers du XVIIIe siècle. Les six solistes investissent aussi la scène durant l’entrée progressive du public, bavardant entre eux ainsi qu’avec l’orchestre. C’est dire qu’ils n’en sont pas à leur première représentation ; c’est près de vingt heures d’opéra qui se succèdent du 15 au 22 janvier à l’Opéra Royal, une prouesse technique pour les chanteurs, tant au niveau de la mémoire que des cordes vocales…
Le la se propage dans la formation orchestrale, ramassée sur elle-même du fait de l’exiguïté de la fosse. Les lustres s’éteignent un à un et les applaudissements signalent le début d’une soirée inoubliable.
Une distribution pétillante et une mise en scène simple mais pertinente
Six protagonistes se donnent la réplique : Don Alfonso est accompagné de l’espiègle servante Despina, avec laquelle il tente et parvient à bousculer les aventures amoureuses des quatre amants. Au cœur du tableau, on retrouve le quatuor amoureux composé de Fiordiligi, sa sœur Dorabella, ainsi que Guglielmo et Ferrando. Cette distribution éclatante s’était déjà imposée sur les planches de l’Opéra National de Bordeaux en mai dernier ; il s’agit, dans l’ordre, du baryton Alexandre Duhamel, de la mezzo-soprano Miriam Albano, de la soprano Ana Maria Labin, de la mezzo Angela Brower, et pour finir du baryton Florian Sempey et du ténor James Ley.
Les belles sont mises à l’épreuve de leur fidélité, et la mise en scène, grivoise et burlesque, souligne l’ambiance libertine qui règne dans l’opéra. Au livret de Lorenzo da Ponte, s’ajoutent quelques libertés humoristiques qui font effet sur le public ; Don Alfonso s’exaspère en français de l’évanouissement de Fiordiligi coupant net au charme de l’italien ; les deux jeunes femmes tentent quant à elles de réanimer leurs amants « Albanais » en déchiffrant la notice semée d’embûches d’un paquet de Doliprane. Ces petites touches contemporaines et humoristiques sont donc les bienvenues dans cette atmosphère aux costumes sobres et classiques, et où le décor est constitué d’une unique scène posée sur le parquet de l’opéra. Fil conducteur de la trilogie, le metteur en scène Ivan Alexandre voulait que cette dernière soit le support de « trois moments de la vie amoureuse taillés dans un seul matériau qui évolue avec les personnages ». Le décor se résume donc à un tréteau ornementé de voiles, ainsi que des coiffeuses situées à jardin et à cour de la scène. Rien de plus certes, mais ce décor minimaliste crée un effet intéressant qui joue sur les perspectives, hauteurs et profondeurs de la double scène, donnant à voir trois binômes tantôt acteurs et tantôt spectateurs de ce qui leur arrive. Les jeux de lumières sont sobres, la mise en scène est fidèle à la vision mozartienne de l’œuvre, à l’exception de l’effet spectaculaire des « pierres de Mesmer » d’une Delfina grimée en médecin pour « ressusciter » les deux amants empoisonnés à la fin de l’acte I.
De la musique avant toute chose
Au-delà de la mise en scène, on peut saluer la performance de l’orchestre, habilement dirigé par Marc Minkowski, lien entre la performance des musiciens, celle des solistes et même celle du chœur, qui se faufile par deux fois dans l’ombre du premier balcon à droite de la scène, surprenant le public. Le piano-forte sert lui aussi de passerelle entre les deux espaces, Maria Shabashova accompagnant avec brio les récitatifs des personnages, et d’ailleurs fortement saluée à la fin du spectacle par les chanteurs eux-mêmes.
Une performance des solistes en miroir, avec trois duos qui se complètent sans s’étouffer dans des interprétations subtiles mêlant grâce et comédie
Le panache et la cocasserie du jeu de Florian Sempey en fait pour beaucoup dans la malice mozartienne mettant en scène dans le Cosi un libertinage amoureux sans pareil entre les quatre protagonistes, se donnant charnellement les uns aux autres, tout cela sous les conseils avisés de Delfina, servante étrangère aux affres d’un amour profond et héroïque, qui n’a qu’un mot à la bouche : le divertimento (« Aimons quand ça nous chante, quand ça nous plaît »). Un jeu sui se construit en miroir où toutes les performances sont plus belles les unes que les autres, et se complètent pour le plus grand plaisir du public et de l’orchestre, fervent accompagnateur de la virtuosité chantée sur scène. Les violons et bois se distinguent pour leur interprétation des arias des solistes comme dans celui de Fiordiligi et Dorabella chantant pour « qu’Amour [les] tourmente[nt] à jamais », à l’unisson avec les violons et clarinettes. Le caractère intimiste de l’architecture des lieux, permet aux solistes sur scène de jouer avec les nuances et notamment avec les pianos, chose rare à l’opéra. On peut par exemple saluer l’émotion dégagée lors du tableau « Que le vent souffle doucement, que la mer reste calme », interprété par les deux sœurs et Don Alfonso, dans une structure pyramidale le donnant à voir sur le décor, les deux jeunes femmes de part et d’autre, et dont le lyrisme et la singulière beauté de ce trio résonne doucement à travers les notes teintées de tragique des bois et violoncelles. Au contraire l’ampleur du final, bel et bien digne d’un opera buffa, entraîne le public dans un tourbillon d’applaudissements bien mérités pour cette représentation du Cosi fan tutte, fidèle au génie de son compositeur.
Visuel : © Opéra Royal de Versailles