
Aude Extrémo : “Devenir l’artiste que l’on rêvait d’être, c’est un vrai cheminement initiatique”
Aude Extrémo nous a accordé une interview le 29 décembre 2022, à Nancy où elle était en répétitions pour sa prise de rôle en Brangäne dans Tristan und Isolde de Wagner.
Merci Aude, de nous recevoir dans un café nancéien alors que vous allez chanter Brangäne, un nouveau rôle wagnérien après Fricka. Comment abordez-vous ces rôles ?
J’ai véritablement commencé à intégrer cette musique en apprenant les rôles que l’on me proposait. Avant cela, je les connaissais « de l’extérieur », mais c’est en les travaillant vocalement et en étudiant la musique de Wagner en profondeur, d’abord seule, puis au fil des répétitions, en écoutant l’orchestre, que j’en suis tombée amoureuse. C’est un langage en soi.
Ce Tristan sera peut-être, selon Mathieu Dussoulliez, le directeur de l’Opéra national de Lorraine, la dernière production demandant beaucoup de moyens qui pourra y être programmée avant longtemps. La tribune publiée par le journal Le Monde où de nombreuses institutions musicales lancent un appel au secours à la ministre de la Culture ne manque pas de nous inquiéter : certains pensent ne pas pouvoir aller au bout de la saison 2023. Des maisons comme Rouen, l’OnR, Montpellier, Tours, Nancy doivent réduire le nombre de représentations. Qu’en pensez-vous ?
La situation actuelle est vraiment très particulière et assez effrayante. Les subventions baissent petit à petit depuis des années ; il y a eu la crise du Covid, et maintenant les conflits internationaux qui font monter les prix de beaucoup de matériaux ainsi que de l’énergie ; tout cela est difficile à gérer pour les Opéras, qui font travailler tellement de personnes.
Nous espérons tous que ce ne sera pas un cercle vicieux, parce que cela met nos métiers, notre art en danger, et ce serait une immense perte. Je sais que l’opéra n’est pas forcément connu de tous, mais c’est un art tellement magnifique, tellement complet, tellement intense, exigeant, émouvant, énergisant ; et qui réunit énormément de métiers passionnants : chanteurs, musiciens, danseurs, metteurs en scène, dramaturges, maquilleurs, coiffeurs, techniciens aux multiples spécialités, couturiers, régisseurs, sans compter toute l’administration, et j’en oublie certainement… C’est une énorme entreprise. J’espère qu’il ne sera pas délaissé. Je pense qu’il devrait être plus médiatisé, plus mis en valeur. Certains théâtres, comme ici à Nancy, ont des actions très soutenues avec les écoles, et les enfants et adolescents sont hyper réceptifs, attentifs, ils sentent l’émotion directement et franchement, cela me réjouit. Si je peux participer d’une manière ou d’une autre à montrer la magie de cet univers si vibrant, son accessibilité, je le ferai sans hésiter.
On compte aujourd’hui moins de maisons de l’opéra, et de loin, qu’il y a un siècle. On est arrivé à une sorte de concentration, une concentration qui continue (Angers fusionnant avec Nantes, l’ONR en Alsace..)
Je me rappelle que quand je travaillais à Tours, j’avais vu des affiches non pas du début du XXe siècle, mais des années 1990 ; elles m’ont laissée songeuse : la saison présentait une dizaine d’œuvres (opéras et oratorios) avec pour chacune 7 ou 8 représentations ! Aujourd’hui, cela s’est beaucoup réduit ; nous avons en moyenne 4 ou 5 opéras et 2 à 5 représentions pour chacun en province.
À des époques encore un peu plus lointaines, des petites villes, comme Agen, avaient une troupe d’opéra dans leur théâtre, un orchestre et un ballet. Contrairement à l’image que l’on peut en donner aujourd’hui, ces formes d’art étaient populaires et accessibles.
C’est une profusion qui fait rêver, et je me demande quel équivalent serait possible. J’ai la sensation qu’une offre plus abondante, encouragée et soutenue, entraînerait une demande croissante.
Vous avez vous-même beaucoup appris du fonctionnement pratique d’une compagnie avec “Opéra Bastide” dans le Bordelais, il y a longtemps.
Maintenant c’est un peu loin, mais la structure existe toujours. C’est vrai que cela m’a beaucoup appris. Nous étions un groupe de chanteurs très débutants et nous nous sommes colletés avec les à-côtés du métier. Il ne s’agissait pas seulement de se lever et de chanter, il fallait tout faire, gérer l’organisation dans tous ses détails. Même si ce n’était qu’au niveau d’une petite association, cela nous a appris beaucoup dans le domaine de gestion d’un événement artistique.
Pendant la pandémie, vous avez fait des concerts qui ont permis de faire en sorte que le public garde le contact avec vous, les artistes.
Oui, des concerts privés, à la campagne, avec Romie Esteves, Irina Stopina et Julie Mathevet, qui ont donné lieu à un Festival chaleureux et éclectique (“Libre Cour”) qui va faire sa troisième édition l’été prochain. J’ai dû arrêter de mon côté, parce que je n’avais plus le temps ; c’est un travail presque à temps plein pour plusieurs personnes que de monter un petit festival de trois jours et cela crée un vrai lien avec un public qui sans cette occasion ne serait jamais venu vers l’opéra.
La pandémie nous a tous menés à réaliser une certaine introspection. On pensait au « monde d’après », mais aujourd’hui tout est reparti un peu comme avant.
Oui c’est vrai, et je ne trouve pas ça très étonnant. L’être humain s’adapte très vite. Et il oublie très facilement aussi. Il reste UNISSON et des gens qui font des choses remarquables pour les chanteurs, jeunes et moins jeunes.
Le métier a beaucoup changé. Il n’y a pas si longtemps il y avait des doublures pour les chanteurs, dans les grandes maisons du moins. Aujourd’hui vous êtes en flux tendu permanent, si un chanteur est malade on en appelle un en catastrophe et on le fait venir de l’autre bout du continent… peut-on continuer longtemps comme ça ?
Ça continuera tant que ça fonctionne. Je trouve ça dommage parce qu’être doublure est intéressant pour un chanteur débutant et bénéfique pour tout le monde. Bien sûr, payer une doublure, cela coûte de l’argent, mais remplacer un chanteur en catastrophe aussi ! On préfère aujourd’hui parier sur la santé des chanteurs, ce qui augmente le niveau de stress général. Cela m’est arrivé d’être en double distribution et de me renseigner pour savoir si ma collègue était disponible un jour où je ne me sentais pas bien. Et j’ai tout de suite senti le bénéfice de cette sécurité, une détente qui permet au corps de mieux fonctionner. J’ai pu passer l’obstacle, assurer mon travail, et me rétablir plus vite.
Je crois savoir que c’est arrivé tout dernièrement à l’ONP : lors de la dernière représentation de La Forza del Destino d’Anna Netrebko, elle a fait appeler, le matin, Anna Pirozzi, qui l’avait remplacée à la première, parce qu’elle se sentait mal, et étant ainsi tranquillisée, elle a pu assurer la représentation de très belle manière.
Oui, c’est idéal dans ce cas, le public n’y perd pas, il ne s’agit pas doublure peu expérimentée, mais de deux artistes de valeur égale. Nous avions fait cela pour certains rôles de La vie parisienne mise en scène par Christian Lacroix l’an dernier au Théâtre des Champs-Élysées. C’était nécessaire puisque l’on jouait tous les soirs.
Vous dites souvent qu’en tant que chanteuse, vous existez dans le désir de l’autre, et que cela a des inconvénients, puisque certains désirs sont fluctuants. Mais l’envers de la médaille, c’est la fidélité qui crée des liens forts : avec Marc Minkowski vous avez participé à plusieurs productions importantes, La Périchole, Carmen, et vous étiez présente au gala du quarantième anniversaire des Musiciens du Louvre à Versailles. Cet aspect-là est moins aliénant et plus valorisant.
Oui, ce métier est fait de rencontres, c’est vraiment de l’humain, il y a des ententes artistiques. Et l’on doit voir en nous, dans ce que l’on dégage, dans notre intégralité vocale, artistique et humaine, une incarnation, un personnage. Il y a des moments où un rôle doit coïncider avec l’idée que l’on se fait de nous. C’est subtil. On peut travailler dessus, mais pas le contrôler.
Pour ce gala versaillais, vous avez chanté l’aria d’Alceste de Gluck, « Divinités du Styx ». Est-ce que vous prévoyez d’aller plus loin ? Ce rôle, longtemps confié à des sopranos dramatiques est aujourd’hui endossé par des mezzos : Marina Viotti vient d’y réussir sa prise de rôle à Rome.
Ce n’est pas prévu, mais pourquoi pas ? Si on me le propose, j’y penserai sérieusement, mais seulement dans le diapason d’origine, comme nous l’avons fait avec les Musiciens du Louvre. C’est très important, cette petite différence de diapason, cela change des mécanismes musculaires, et lorsqu’on aborde un rôle qui va dans nos extrêmes, choisir un diapason ou l’autre peut rendre le rôle confortable ou absolument inconfortable, voire infaisable.
Dès lors, votre dépendance au chef est phénoménale.
Je parlerais plutôt d’une collaboration étroite. Un chef qui respire avec le chanteur lui offre un rapport à la partition qui lui permet de s’exprimer pleinement.
Ces sont des éléments qui apparaissent finalement assez peu pour le public.
Il s’agit pour le chef de mener la barque, mais une fois que le chanteur est en action, il faut lui laisser la place tout en l’aidant à garder sa juste place dans l’ensemble. Nus avons des sensations très multiples en scène, on perçoit l’orchestre plus ou moins bien, en fonction du décor, de l’acoustique du lieu, de la qualité de l’air. On est plus ou moins en forme ce jour-là, on a un métabolisme qui fait qu’on peut ralentir ou accélérer un peu les tempi sans s’en rendre compte, et le chef d’orchestre doit nous suivre, nous soutenir, tout en maintenant une cohérence entre l’orchestre et le plateau. C’est très différent de la direction d’une pièce symphonique, vraiment.
J’adore donc travailler avec Marc, comme avec Léo Hussain ici à Nancy pour Tristan. Je chante ici ma première Brangäne, et tout de suite, j’ai perçu une respiration commune, qui apporte une fluidité à ce qui au départ paraissait un rôle assez difficile.
Il n’existe pas de consensus sur la problématique du diapason entre les chefs, si je comprends bien ?
L’histoire du diapason dans l’opéra est un peu longue, et je n’en suis pas spécialiste, mais pour résumer, les œuvres opératiques ont été composées dans un diapason légèrement plus bas que celui dans lequel on les joue actuellement (sauf instruments anciens, ce qui est une autre catégorie). Les matériaux des instruments ont changé. Mais comme la voix humaine est la même qu’il y a 100, 200 ou 300 ans, cela veut dire que l’on chante tout un petit peu plus aigu. Cette toute petite différence à l’écoute, qui rend le son des instruments plus spectaculaire, plus brillant, fait une différence certaine pour nous chanteurs. On ressent parfois que les phrases musicales qui sollicitent beaucoup certains muscles seraient en effet plus naturelles, plus aisées, si elles étaient jouées dans leur diapason d’origine.
J’ai l’impression que la standardisation internationale du chant a fait perdre de vue les spécificités des écoles de chant nationales. Encore en 1970, on appelait Robert Massard à la Scala de Milan pour chanter le grand prêtre de Dagon, et dans les années 1990, on appelait Alain Fondary à la Staatsoper de Vienne pour chanter Sulpice. Aujourd’hui on peut, comme à Naples dernièrement, monter un Samson et Dalila sans un seul chanteur francophone, ou une Manon, une Fille du Régiment, alors qu’une génération de chanteurs français assez exceptionnelle fleurit actuellement. Et une fois que le public a perdu de vue ces standards spécifiques, plus personne ne voit le problème.
Il est vrai qu’aujourd’hui tout le monde chante dans tous les styles. Nous sommes amenés à chanter un répertoire aussi vaste que possible. J’adore chanter en italien ou en allemand. Est-ce que je respecte le style ? Je cherche à le faire en tout cas. Faut-il pour autant ne donner certains rôles qu’aux chanteurs dont c’est la langue maternelle ? Pour nous, chanteurs français, aller chanter des rôles du répertoire national peut être valorisant, mais personnellement je ne veux pas me priver des couleurs que ma voix pourrait explorer dans d’autres langages.
Cela rejoint une question fondamentale à mon sens, dans un monde qui a pris l’habitude de tout accélérer ; prend-on le temps de bien faire les choses ? Beaucoup de chanteurs multiplient les productions, à tel point que certaines se chevauchent, et il leur faut être à deux endroits en même temps. Beaucoup disent comme Ludovic Tézier qu’ils aimeraient faire plus de récitals de mélodie, mais n’en ont pas le temps.
J’adore le récital. Cependant, la demande est moindre pour ce type d’exercice, les occasions sont moins nombreuses que pour les opéras. C’est un travail différent qui demande du temps, c’est bon pour la voix et pour le monde intérieur de l’artiste.
Bien sûr, prendre le temps de faire une chose après l’autre, c’est l’idéal. Mais ce n’est pas si facile de refuser des opportunités que l’on a espérées parfois pendant longtemps ! Dire non quand on met sa voix en danger, quand le rôle ne nous convient pas, c’est plutôt évident. Mais avoir des propositions de rôles qui nous vont bien, c’est notre but. On investit tellement dans ce métier, on a tellement de contretemps, il faut tellement de patience pour affronter les refus, les impossibilités, que, quand les choses arrivent, on a envie de les saisir. Chacun le vit à sa manière, parfois en acceptant l’excès et son intensité. On n’a pas forcément envie de se mettre sur « pause ». Mais certains le font quelquefois. Dans ce métier, on fait les choses au fur et à mesure, on construit l’avenir avec le présent, et on ne peut être vraiment sûr de rien. Chacun doit trouver son chemin au milieu de ces aléas.
Concert Charlotte
C’est pourquoi vous parlez de « petits pas » comme étant votre manière de gérer votre carrière ? Vous préférez tâtonner à planifier ?
Ce n’est pas une préférence, on ne vous propose pas forcément les rôles que vous avez planifiés dans l’ordre où vous les envisagiez. Ça peut venir plus tôt ou plus tard.
Peut-être certaines typologies vocales imposent-elles plus ces schémas : les ténors ou les sopranes visualisent l’évolution de leur instrument vers plus de largeur en fonction des rôles, ce qui n’est pas le cas de votre type de voix.
Cela dépend de l’évolution de chacun et de la nature de la voix. Certains sopranos abordent des rôles dramatiques rapidement parce que leur voix est faite pour ça.
Ce que l’on nous propose peut être surprenant, dans ces cas il faut réfléchir et essayer. Fricka a été une expérience formidable, à Bordeaux 2019 (je l’ai chantée de nouveau en 2022 à Marseille).
Je ne m’y attendais pas, je ne connaissais pas bien ce répertoire, mais c’est devenu évident. J’y ressens une adéquation avec ma voix, mon énergie, mon corps.
Et vous y voyez aussi peut-être un moyen de parvenir à un équilibre en conjuguant le bel canto, Offenbach, et des répertoires plus lourds ?
Plus ou moins, car ils n’arrivent pas en même temps. Je n’ai plus d’Offenbach prévu pour l’instant, et après Brangäne se profile Erda. Il s’agit de trouver l’équilibre sans se disperser dans des styles trop contradictoires.
Berlioz reste un objectif pour vous peut-être : à la fois le cycle des Nuits d’été et puis Les Troyens, qui reviennent en grâce et sont plus souvent joués.
Oui, Les Troyens, surtout Cassandre que j’aimerais beaucoup aborder. Je chanterai Les Nuits d’été à Avignon dans quelques semaines pour la première fois avec orchestre. Les cycles de mélodie avec orchestre, tout comme les oratorios, c’est encore une autre catégorie, un autre répertoire qui me passionne : les œuvres sacrées comme le Requiem de Verdi, ou des cycles de Mahler, les Lieder Eines Fahrenden Gesellen que j’ai interprétés pour la première fois il y a quelques mois sous la direction de Frédéric Chaslin, ou les Kindertotenlieder que je chanterai l’an prochain. Les Chants et danses de la mort de Moussorgsky que l’on entend trop peu, ou encore Le Chant de la Terre de Mahler qui est une œuvre extraordinaire. J’attends de l’interpréter avec impatience.
Et Marguerite de La Damnation de Faust que vous venez de chanter à Monte-Carlo, était-elle déjà un accomplissement ?
Malheureusement, j’ai été malade pendant les représentations et même une partie des répétitions, je n’ai pas pu explorer ce rôle comme je l’aurais voulu.
Mais il arrive aussi que des chanteurs malades réussissent à émouvoir le public en prenant des chemins différents par nécessité. J’aime rappeler l’anecdote inverse que relate Régine Crespin dans son autobiographie La Vie et l’amour d’une femme : un jour elle s’est sentie merveilleusement en forme, et les gens qui la connaissaient bien n’ont pas été autant touchée que d’autres fois où justement elle s’était sentie en difficulté, mais s’était transcendée.
On me l’a déjà dit cela en effet. On est obligé, lorsqu’on est souffrant et qu’on se lance dans une représentation, de faire le deuil de sa voix à son meilleur, et donc de l’image que l’on veut défendre de soi, d’une certaine idée de la performance. C’est quelque chose d’assez positif en fin de compte, mais qui est difficile en temps normal parce que, bien sûr, on veut être performant.
Mais lâcher cet idéal permet de laisser exister de nouvelles choses, impalpables, mais réelles sur le plan expressif. On est obligé de s’adapter à l’instrument tel qu’il est, ce qui nous donne de belles sueurs à nous, et quelques fois des émotions inattendues au public.
Il m’est arrivé d’entrer en scène malade, mais incroyablement calme, parce que j’avais accepté d’envisager la performance de seconde en seconde, sans penser les difficultés à l’avance.
C’est d’ailleurs un état d’esprit très intéressant dans la vie en général, je trouve, d’avancer de seconde en seconde sans toujours se projeter sur la fin des choses.
Ceci étant dit, le corps a des limites et il ne s’agit pas de se blesser. Quand ça n’est plus possible, il ne faut pas insister.
Cela rejoint peut-être ce que vous disiez en 2020, « être chanteur, c’est une manière d’être au monde ».
Oui, on vit et on chante avec le même corps, et les états d’âme de la scène font partie du quotidien et vice-versa.
Et dans ce sens, un chef d’orchestre, un directeur peuvent sentir une évolution pour vous, dont vous ne vous doutez même pas.
Sans doute, c’est possible !
Par ailleurs, un chanteur n’est-il pas toujours un peu isolé, seul face à de multiples sollicitations et conseils divers et désordonnés face auxquels il risque de se perdre ?
Oui, c’est pourquoi il faut être très bien entouré et savoir suivre son instinct. Cet instinct peut nous faire sentir ce qu’on doit faire dans telle situation, ou à qui on doit faire confiance d’une manière totale et sans barrière, ou encore nous faire sentir quand on se décale, quand on n’est pas « dans ses pompes ». Le chanteur sent des équilibres qui se jouent en lui, dont on n’a pas idée de l’extérieur, qui peuvent être mis à mal par ce qui peut paraître un détail. Un grain de poussière qui peut enrayer la confiance. Il faut être fort pour gérer cette vulnérabilité qui peut parfois complètement nous envahir. Il faut alors se faire confiance et faire confiance à quelqu’un qui a confiance en notre instinct. Écouter cette voix intérieure, parce que bien sûr, ensuite, nous sommes seuls lorsqu’il s’agit de chanter sur scène, personne ne peut le faire pour nous.
Pas même le metteur en scène…
C’est vrai. Mais jusqu’à présent je n’ai pas eu à me plaindre de metteurs en scène qui bloqueraient le processus. La plupart sont assez ouverts au fait que pour chanter, il faut quand même déployer de la force et se sentir relativement à l’aise.
C’est pour cela que c’est important aussi de garder auprès de soi un professeur tout au long d’une carrière, qui vous connaît parfaitement et peut vous guider.
C’est fondamental de garder une oreille proche et une technique qui s’adapte aux défis et aux changements. Au-delà de l’aspect technique, le soutien psychologique est essentiel. L’important est de se (re)mettre en contact avec soi-même à travers l’autre. C’est primordial.
Comment gérez-vous votre émotivité sur scène ? Vous avez dit en interview que vous n’étiez pas faite pour les concours, car vous gériez difficilement le stress à l’époque. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Ça n’est pas le même registre d’émotions à gérer. À l’âge des concours, j’avais un trac hors de contrôle dans cette situation-là. J’ai toujours le trac quand je vais sur scène pour chanter un rôle entier, mais ce n’est pas le même. J’ai toujours réussi à le gérer. Montrer sa valeur sur scène dans un rôle, c’est autre chose que la comparaison brute et immédiate à l’autre. Et ça, dans ma construction personnelle, c’était un obstacle que je n’arrivais pas à surmonter. Chaque chemin est différent, on ne peut pas forcer sa sensibilité au-delà d’un certain degré.
Et il existe aussi des gens qui sont à leur aise en concours et plus performants, mais qui ne font pas une carrière idéale.
Oui, certains ne le font pas parce que ce n’est pas leur désir, d’autres justement parce que la carrière sur scène ne procède pas du même fonctionnement. Certains commencent de belles carrières grâce aux concours, d’autres passent par d’autres voies. Au fond, l’ensemble des facteurs d’une réussite est de l’ordre du mystère. Ce qui fait une carrière, c’est un mélange de ce que l’on est, de ce que l’on a été, de ce vers quoi on tend. Cela dépend de la vitesse à laquelle on a acquis la confiance nécessaire à ce succès. La chance et les rencontres comptent beaucoup.
On a tendance à croire que la valeur de l’artiste que l’on est dépend de l’accès que l’on a eu ou non à ces chemins tracés et reconnus. Ce n’est pas exact, bien sûr. Je crois que l’important est de faire de son chemin une sorte de joyau.
Mon parcours est assez particulier, j’ai commencé à apprendre la musique à l’âge de vingt ans. C’est plutôt rare, de faire une carrière sans avoir eu accès à la musique classique au départ. Ça arrive quelquefois dans le chant.
J’ai voulu être chanteuse très tôt, j’ai eu ce déclic, cette vocation, mais je n’ai pas eu de formation musicale ni de validation. J’ai dû m’engager dans un monde complètement étranger pour moi. Et je me suis vue, à vingt ans, entrer au conservatoire en classe de chant avec le niveau de solfège d’un enfant, et sans aucune culture opératique. Cela pousse naturellement à une certaine humilité, il faut admettre qu’on ne peut pas avoir la même confiance en soi que quelqu’un qui fait de la musique depuis dix ans, ni la même posture dans ce monde que l’on découvre. Cela demande une grande capacité d’adaptation et finalement c’est formidable, d’aller chercher tout ce qui peut permettre l’aboutissement du rêve qui était le nôtre. C’est un vrai cheminement initiatique. Il faut admettre que c’est normal de ne pas aller aussi vite que certains, mais cela ne veut pas dire qu’on n’ira pas aussi loin. Cela forge une vraie âme artistique, sculptée par son propre désir.
Beaucoup de chanteurs étaient issus d’un milieu qui ne semblait pas à priori favorable au développement d’une carrière artistique, Jean Borthayre était mécanicien (comme Robert Massard, NDLR), Ernest Blanc était ouvrier, Anna Pirozzi est venue tardivement à la musique classique.
Je trouve que ce sont des destins inspirants, dont la singularité transmet une liberté, une autorisation de soi.
Et après, êtes-vous aussi plus malléable que d’autres pour envisager l’après-carrière ?
Je ne sais pas, je ne pense jamais à ça. Certains enseignent, d’autres sont heureux d’arrêter pour se libérer des contraintes du métier, profiter de la fin de la discipline, de la pression. Certains continuent tant que leur santé le leur permet. J’ai la chance qu’il y ait dans le répertoire de mezzo de beaux rôles de femmes âgées.
Cette vocation pour vous était très diffuse, mais elle est venue très tôt.
C’était une certitude : je serais chanteuse. Mais quelle chanteuse ? Une chanteuse à voix. Je ne connaissais pas l’opéra, j’ai commencé par d’autres genres, puis j’ai découvert la voix d’opéra et cela m’a passionnée. J’ai fait de la danse très jeune et j’ai tout de suite adoré aller sur scène. Puis le chant est devenu un but, mais je ne savais pas encore comment l’atteindre. J’étais la seule à y croire et j’ai fini par trouver les moyens de poursuivre ce qui avait l’air peut-être d’être seulement un rêve.
Comment avez-vous vécu la période de l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris?
Il y avait une belle entente entre chanteurs et j’ai gardé de jolies amitiés avec certains collègues.
Nous avions accès aux opéras, aux répétitions dans la grande salle de Bastille, c’était formidable de côtoyer cette vie-là.
La difficulté pour moi a été de m’adapter à une structure et à une vision des choses lorsque ma propre sensibilité, mon instinct, me dictaient quelquefois toute autre chose. Ce fut une confrontation formatrice.
Vous parlez souvent de la culture artistique de façon globale : en France on est encore loin de l’approche universelle des anglo-saxons qui mêlent théâtre, chant, danse…
Oui, c’était une déception lorsque j’étais au conservatoire, qu’il n’y ait pas de cours de théâtre pour les chanteurs, et très peu d’occasions de monter sur scène, alors que je pense qu’il est important, quel que soit son niveau, de se confronter tôt et souvent à la scène. La formation linguistique, la danse, le taï-chi, ou toutes les formes d’expression corporelle en général, je trouve ça primordial également. Il est vrai qu’en France, il faut chercher et se débrouiller par soi-même pour avoir une formation complète, il n’y a pas toutes ces options dans les lycées, ni d’école qui combine le tout comme dans certains pays anglo-saxons.
Cela limite l’accès à certains talents potentiels.
Mais j’aime à me dire que lorsqu’on a un grand désir, on trouve toujours des chemins de traverse.
Merci mille fois de nous avoir accordé autant de votre temps, Aude, et tous nos vœux de réussite pour ce Tristan nancéien.
Merci à vous !
Visuels : © Cassiana Sarrazin ; Sohy au Festival Berlioz 2022, avec la Cheffe Debora Waldman © Bruno Moussier.