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[Interview] Nú Barreto: “L’art est un destin”

[Interview] Nú Barreto: “L’art est un destin”

10 February 2023 | PAR Hannah Starman

Représenté par la Galerie Nathalie Obadia, l’artiste d’origine bissau-guinéenne montre ses œuvres à Art Genève et à 1-54 à Marrakech. Elle participe également à l’exposition collective itinérante Europa, Oxalá qui présente le travail d’une vingtaine d’artistes lusophones originaires des anciennes colonies portugaises à l’AfricaMuseum à Bruxelles jusqu’au 5 mars 2023. Son exposition solo Le vertige des lucioles est visible à la Galerie LIS10 à Arezzo, en Toscane, jusqu’au 11 mars 2023. Propos recueillis à Genève par Hannah Starman.

Vous vous êtes imposé sur la scène internationale grâce à la série “Les États désunis d’Afrique.” Un des drapeaux de cette série – La Source – a été acheté par le Smithsonian Museum à Washington, une belle reconnaissance. Comment est né ce projet ?

J’ai voulu aborder une thématique liée aux 54 pays du continent africain. On parle tant de cette union, des États-Unis d’Afrique à l’instar des États-Unis d’Amérique. C’est un rêve qui ne se réalise jamais, tellement le continent est pauvre et désuni. J’ai abordé cette réalité de la désunion en utilisant le graphisme du drapeau américain. Sur le drapeau américain les 50 états sont bien structurés. Sur le continent africain il fallait disperser les 54 étoiles dans l’espace. J’utilise le jaune, le vert et le rouge, les couleurs les plus utilisées sur les drapeaux du continent africain. Une anecdote illustre bien la pertinence de mon projet : lorsque j’ai fait le premier drapeau en 2009, l’Afrique comptait 53 états. Mais je me suis trompé et j’en ai dessiné 54. Quand j’ai réalisé mon erreur j’ai recouvert une étoile avec de la peinture, mais seulement quelque temps après le Soudan s’est divisé et l’Afrique comptait désormais 54 états. C’est une œuvre qui enregistre les faits, et qui conforte cette dure réalité qu’il y a désunion. J’ai créé plusieurs drapeaux avec des sous-titres comme : Éventrée, Ça va aller, Ossements ou Transmission. Pour ce dernier, j’ai utilisé 2916 stylos et crayons que j’ai attachés sur la toile. En même temps, je ne voulais pas rester cantonné dans une simplicité de faits. L’Afrique ne se résume pas à la guerre et à la barbarie. J’ai alors travaillé sur le potentiel qu’offre le continent africain. Par exemple, j’ai créé un drapeau avec des livres des auteurs africains car il y a une richesse intellectuelle qui existe sur le continent depuis des siècles. Avec L’origine du mal que j’ai exposé à Genève, je me suis intéressé à la prospection des matières premières sur le continent africain. Le trou doré dans le bois symbolise la richesse et le sang qui l’accompagnent, car c’est par sa richesse que l’Afrique a attiré tous les malheurs qu’on a eu à traverser. C’est un atout, mais aussi un cadeau empoisonné.

A l’exposition Europa, Oxalá vous exposez un polyptyque de 42 dessins réalisé pendant le confinement. Quel était l’impact de cette expérience sur votre œuvre ?

J’ai fait trois séries de 42 petits dessins de 30 x 30 pendant le premier confinement. Je me suis donné comme défi de tenir un journal de bord. J’étais, comme tout le monde, scotché devant la radio à écouter des chiffres et en même temps, je dessinais tout ce qui me traversait l’esprit. J’ai travaillé tous les jours du matin au soir jusqu’à perdre la notion du temps. Dans le carnet/Traços Diário 3 j’ai exploré le postcolonialisme et c’est ainsi que le commissaire de l’exposition Europa, Oxalá, Antonio Pinter Ribeiro, m’a invité à y participer. J’ai symbolisé le confinement avec les petits bonhommes dans les bouteilles, mais on y trouve aussi les animaux, le cœur ou la couronne qui incarne le pouvoir, plus loin la chaise qui représente le confort. Lors du dernier confinement je me suis beaucoup interrogé sur l’espace, sur les limites de notre liberté. J’ai fait des collages où chaque collage est un espace, un territoire. Le chiffrage y indique la superficie des espaces et les visages contorsionnés expriment le mécontentement mais aussi l’état de la société telle que je la vois. Une société qui est en perdition, dans laquelle l’homme ne fait plus confiance à l’homme. La structure pyramidale reste inchangée. Celui d’en haut écrase celui d’en bas et celui d’en bas essaie de grimper. C’est une structure qui ne me convient pas, mais il faut discuter pour changer la société. Il me semble que les lois existantes ne suffisent pas pour établir une société juste. Ce n’est pas que je sois pessimiste, au contraire. Je suis un artiste optimiste mais qui cautionne négativement.

Vous avez dit que “l’on devient artiste parce que c’est le destin.” Comment avez-vous pris conscience que vous étiez destiné à devenir artiste ?

Personne n’est artiste par volonté ou par magie. On est artiste parce que le destin nous a donné cette possibilité de l’être. Je suis très attaché à la notion du destin. On naît avec un don et moi, j’avais le don du dessin. Dans ma famille on a toujours dessiné, mais je suis le seul Barreto qui en a fait une carrière. J’ai commencé à dessiner tout petit, c’était une passion. Quand j’avais huit, neuf, dix ans, j’ai beaucoup utilisé la bande dessinée, notamment l’Homme araignée de Marvel, pour apprendre à dessiner. Si vous regardez la morphologie de mes personnages vous verrez qu’il y a une façon de dessiner qui rappelle le style Marvel. Nous échangions des BD avec quatre autres camarades de classe dont un fils du ministre de l’intérieur de l’époque qui ramenait toujours des BD de l’étranger où il partait en vacances avec ses parents. Parfois je prenais des figurines de chevaux qui étaient sur le buffet chez ma tante pour les dessiner. Je peignais aussi les visages de mes compagnons lors du carnaval et je les maquillais. Je dessinais à vif aussi. J’avais plusieurs carnets où j’esquissais tout le temps mes idées. Je me mettais dans un coin de la maison avec ma chienne Guarda qui était ma meilleure amie et je dessinais. Si quelqu’un voulait m’envoyer faire les courses, ma mère répondait “vous ne voyez pas qu’il dessine, il ne faut pas le déranger. Il est dans son monde, il ne va pas y aller.”

Connaissiez-vous des artistes, des modèles à suivre quand vous étiez jeune ?

Je suis né en 1966 à São Domingos, une ville à la frontière avec le Ziguinchor, la Casamance et qui sépare le Sénégal de la Guinée-Bissau. Mon père y était douanier et ma mère était originaire de l’ancienne capitale Cacheu, aussi dans le nord. Je n’ai jamais connu mon père qui est décédé avant ma naissance. J’ai grandi dans la capitale, Bissau. Après l’indépendance en 1973, Guinée-Bissau était devenue communiste car pour nous libérer du joug colonial nous avions besoin des soutiens du bloc communiste. Le secteur culturel était complètement délaissé pendant la période communiste. Il n’y avait pas d’école des beaux-arts, pas de musée, pas de galerie, pas même de centre culturel. Il y avait juste un musée ethnographique de l’époque coloniale qui était dépossédé de toutes ses pièces. En grandissant, je connaissais un peintre guinéen d’origine portugaise, Augusto Trigo, qui a repéré et formé beaucoup d’artistes de l’époque. Son élève le plus brillant, Amissão Lima, vit et travaille en Italie. Les Guinéens qui sont partis pour étudier les beaux-arts à l’étranger et qui sont revenus ont tous été obligés de se reconvertir pour vivre. On dit que la vie d’artiste c’est de manger de la vache enragée – et on sait combien il est difficile de tuer une vache enragée – mais en Guinée-Bissau il fallait déjà trouver une vache enragée.

Vous avez fait des études de photographie à Paris, alors que votre passion était le dessin. Pourquoi ce choix du cursus ?

Mon frère Valdemar dessinait très bien et j’aurais bien aimé avoir son style, mais il s’intéressait aux relations internationales. Il faisait ses études de droit à Lisbonne. Quand il est mort d’une attaque d’asthme à la veille de ses trente ans, mon monde s’est écroulé. J’ai complètement arrêté de dessiner. J’avais vingt ans et j’ai dû gérer une mère effondrée et totalement désemparée. J’étais le seul enfant qui lui restait et elle ne voulait pas que je parte faire des études à l’étranger. Elle ne comprenait pas que mon frère soit mort parce que c’était son destin et non pas parce qu’il avait fait le choix d’étudier au Portugal. Finalement, mon oncle qui vivait à Paris a réussi à la convaincre de me laisser étudier l’ingénierie informatique en France. Après une année préparatoire et la première année d’études j’ai compris que cela ne m’intéressait pas du tout. Pendant les années où je ne dessinais pas, j’ai découvert la photographie. Je suppose que c’était le même attrait pour l’image qui a fait surgir cet amour pour la photographie. Quand j’ai annoncé à mon oncle ma décision d’interrompre mes études d’ingénierie informatique pour faire de la photographie, il m’a dit : “Tu ne vas jamais réussir, c’est un métier de blanc.” J’étais désormais obligé de m’assumer. J’ai terminé mes études à l’École de l’image des Gobelins et j’ai commencé à travailler comme assistant photographe dans le domaine de la mode. A l’époque, il n’y avait pas la notion de photographie artistique et je voulais avant tout être peintre. Lorsqu’en 1997, on m’a invité à participer à une exposition organisée par l’association de jeunes Portugais, Cap Magellan, j’ai sauté sur l’occasion. J’y ai vendu mon premier tableau.

Vous êtes autodidacte en dessin et peinture. Comment votre création a évolué au fil du temps ?

Comme beaucoup de Guinéens, j’avais un style de peinture très réaliste au début. Chez moi ils adorent l’hyperréalisme. Si ta peinture ne ressemble pas à une photo, tu ne vaux pas un clou. Même aujourd’hui, je les entends commenter mon travail : « C’est quoi ce genre de dessin ? On ne comprend pas. Il ne dessine pas très bien. » Je suis sorti du réalisme pour me plonger dans le surréalisme, avant de me distancier d’une écriture surréaliste pour entrer dans des styles toujours figuratifs, mais plus abstraits de peinture. Ensuite vont apparaître les collages et les volumes. Je quitte une étape pour m’engager dans une autre, mais une constante m’accompagne : le rouge. Cette couleur est vraiment ma signature. On peut dater mon œuvre par rapport au style. Une fois seulement j’ai travaillé sur deux séries simultanément : une que j’ai appelée “Le noir funguli” et “Les Etats désunis d’Afrique.” La symbolique funguli – qui signifie la peau blanchâtre de ceux qui ne peuvent pas s’acheter de crèmes de peau – répond à une de mes préoccupations majeures, la séparation des classes et la pauvreté, notamment des enfants. Dans la série sur le continent africain j’ai travaillé sur une tout autre thématique, à savoir la désunion des 54 pays africains. Le travail sur les deux séries m’a demandé une certaine gymnastique qu’il fallait gérer.

Comment travaillez-vous ?

Je commence toujours par engloutir beaucoup d’informations : j’observe, je lis, je vérifie, j’esquisse et je calcule. La recherche est importante parce que ça me permet de faire une œuvre sans erreur factuelle. Je suis très méticuleux et quand je colle quelque chose c’est pour toujours. Je ne me mets à réaliser une œuvre que quand elle est terminée dans ma tête. Quand j’ai une image toute faite de ce que je veux je l’accouche sur le papier ou la toile. C’est un peu comme de la photographie de studio, une méthode que j’ai apprise et qui me sert encore. Je peux avoir de la spontanéité dans ma création, mais très rarement en dessin. Mon travail suit une approche bien calculée, bien structurée. Quand j’ai commencé à travailler avec Nathalie Obadia en 2018, elle m’a tout de suite proposé une exposition individuelle à Paris. J’ai fait un travail préparatoire pour cette exposition car il fallait dessiner le support en bois, définir le type de l’étoile et calculer le coût de la production, œuvre par œuvre. J’ai produit huit drapeaux qui étaient montrés à cette exposition individuelle et c’était fantastique. D’ailleurs, Nathalie m’avait prévenue qu’il y aurait une cadence et qu’il faudrait produire des choses de qualité qui ont du sens. C’est un défi qui nous permet d’être constamment dans la réflexion et je continue à répondre en temps et en heure. La Galerie Nathalie Obadia m’a permis d’être vraiment autonome et libre dans ma façon de créer. Elle est très présente dans son accompagnement pour s’assurer que je travaille dans de meilleures conditions. C’est une machine et il ne faut pas que ça grince.

Vous avez mentionné l’incompréhension de vos compatriotes face à votre art. Le considèrent-ils illisible, voire trop “blanc” ?

J’ai entendu un jour une interprétation qui va dans ce sens. Certains disent :  “il s’est trop occidentalisé. Il a passé beaucoup de temps là-bas, son écriture est influencée.” Alors que j’ai une écriture qui est singulière et universelle, qui ne permet pas de me localiser géographiquement. Il y a peut-être aussi une interrogation sur mes motivations : “est-ce qu’il n’y a pas une recherche de satisfaction de la demande occidentale ?” Je ne peins pour satisfaire personne, pas même mes compatriotes. L’historienne de l’art et commissaire d’exposition, Laurence Bertrand Dorléac, est venue dans mon atelier en lien avec l’exposition Les Choses qui vient de se terminer au Louvre. J’ai fait un dessin presque hyperréaliste qui m’avait été demandé, Moteur humain. L’œuvre n’a finalement pas été exposée, faute de place, mais elle est incluse dans le catalogue. Lorsqu’on a discuté le projet l’année dernière, on a abordé ce sujet du dessin et comment je suis considéré chez moi et elle m’a dit : “Ton œuvre va être placée entre un Goya et un Géricault. Tu vas voir si les gens de chez toi continuent à dire que tu ne sais pas dessiner.”

Votre travail est montré dans le monde entier, des musées et des fondations, telle la Fondation Gandur pour l’Art à Genève, Fondation H, etc. vous achètent des œuvres, vous êtes représenté par la prestigieuse galerie Nathalie Obadia, on vous a consacré un livre. Quels sont vos projets de création à venir ?

Actuellement, je travaille sur une série de dessins, toujours avec des personnages, mais cette fois-ci je découpe des silhouettes et je les recolle sur le support. Il m’en reste onze à terminer. Je vais également faire un grand drapeau américain intitulé The Builders. Les États-Unis ne promeuvent pas assez la contribution intellectuelle des noirs américains à la culture américaine. Pour cette œuvre, je cherche encore des livres écrits par des auteurs noirs américains et traduits en différentes langues, notamment des traductions dans des langues asiatiques, le russe, etc. Je trouve surtout Toni Morrison et James Baldwin. Ils sont traduits dans toutes les langues. J’ai déjà 259 livres qui vont être accrochés sur le drapeau qui fera 2 m de haut et 3 m de long.

Voir aussi : Nú Barreto. Textes: Laurence Bertrand Dorléac, Franck Hermann Ekra. Paris. Editions Dilecta. 2023.

Visuels : Portait de Nú Barreto ©Hannah Starman

L’Origine du Mal, 2022. Acrylique sur toile marouflée sur bois et technique mixte. 215 x 300 x 14 cm ©Atelier 80 Courtesy de l’artiste et de la Galerie Nathalie Obadia Paris / Bruxelles

Moteur humain, 2021. Crayon sur papier. 76 x 56 cm. ©Atelier 80 Courtesy de l’artiste et de la Galerie Nathalie Obadia Paris / Bruxelles

Horizonte Funguli, 2021. Collages (carton, papier, tissus), crayon céramique, pastel mi-gras, papier recyclé. 78 x 117 cm. ©Bertrand Huet / Tutti image. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Nathalie Obadia Paris / Bruxelles

 

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