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Le Théâtre du Centaure, l’hybridité au cœur

Le Théâtre du Centaure, l’hybridité au cœur

03 January 2023 | PAR Julia Wahl

Camille et Manolo, créatrice et créateur du Théâtre du Centaure, nous ont ouvert les portes de leur lieu de vie et création, au pied des Calanques, dans le neuvième arrondissement de Marseille. Petit voyage dans une utopie devenue réalité.

Un territoire pluriel

Au sud de Marseille se trouve un quartier peu connu des touristes comme des journaux consacrés à la violence urbaine. Situé entre les calanques et la prison des Baumettes, le quartier des Hauts-de-Mazargue réunit les contraires. C’est là que le Théâtre du Centaure, dirigé par Camille et Manolo, a élu domicile, dans ce territoire étrange écartelé entre des quartiers bourgeois et des quartiers en politique de la ville. C’est le cas notamment du quartier de la Soude, qui présente des indices de développement inférieur à la moyenne communale ; ainsi, en 2017, le quartier présentait un taux d’emploi chez les 15-64 ans de 41.4%, quand le taux d’emploi national pour les mêmes tranches d’âge était de 59.8% (source : INSEE).

Cette tension entre aisance et pauvreté se retrouve également dans le paysage urbain, partagé entre la beauté des calanques et les constructions HLM. Si ces dernières sont peu élevées et permettent aux cimes des calanques de régner sur le quartier, elles concernent une part importante de la population. Ainsi, plus de 95% des résidences principales du quartier de la Soude relevaient en 2017 du parc public (contre 17.8% pour l’ensemble de Marseille (sources : SDES et INSEE)). Quant à la prison des Baumettes, qui trône au centre du quartier du même nom, elle semble marquer auprès de la population locale un horizon indépassable, fatalité peut-être aussi forte que celle qui régnait sur les épaules d’Œdipe dès sa naissance. S’il ne s’agit pas d’éviter l’inceste et le parricide, rompre un cycle de fatalité criminelle ne semble pas plus aisé.

L’insertion du Théâtre du Centaure, avec ses étranges chevaux et ses boiseries hors-temps, relève donc de la gageure. C’est en 2016 qu’il s’implante dans le quartier, vingt ans après son arrivée à Marseille. Cet ancrage a fait l’objet d’importantes discussions avec les pouvoirs publics, alors que le quartier des Hauts-de-Mazargue était en pleine réhabilitation et faisait l’objet d’un projet de renouvellement urbain. Les réflexions qui ont présidé à ce projet, associant concertations avec la population et réhabilitations sans démolitions, rejoignent la philosophie du Théâtre du Centaure.

Entre nature et démocratie participative

En effet, le Théâtre du Centaure, c’est avant tout une philosophie de vie : élevé.es tou.tes les deux dans des cadres alternatifs (l’un à l’école Decroly, l’autre par des parents artistes et cavaliers), Camille et Manolo pensent leur rapport au monde en terme d’impact social et environnemental. Les lieux sont ainsi construits en bois recyclé ; havre au centre d’un quartier enclavé, mais ouvert sur le monde, ce théâtre équestre se veut un trait d’union entre nature et culture, entre l’être humain et son environnement. Les visiteurs et visiteuses sont ainsi régulièrement invité.es à participer à la vie du lieu, en une réflexion qui vise à déconstruire la frontière entre participant.es et spectateur.ices. Aussi la construction du Théâtre du Centaure a-t-elle été intégrée très tôt au PLU, comme un lieu de culture et de lien social.

Cette question de la co-construction est au cœur de l’identité du Théâtre du Centaure. C’est ainsi que Camille et Manolo ont fait appel à l’architecte Patrick Bouchain pour créer leur chapiteau : “On nous a présenté Patrick Bouchain, qui a une particularité, c’est qu’il fait dessiner les usagers, parce qu’il considère que c’est d’abord les personnes qui vont utiliser le lieu qui doivent le dessiner”, nous livre Camille. De fait, ce sont les carnets de dessins du couple d’artistes qui vont servir de synopsis à l’architecte, lauréat en 2019 du Grand Prix de l’urbanisme : “Après des mois d’échanges avec lui, il a juste noté sur un petit coin du cahier : c’est le programme” (Manolo).

Un lieu suspendu entre humanité et animalité

Mais le Théâtre du Centaure n’est pas destiné à accueillir que des êtres humains : c’est avant tout, comme l’indique son nom, un lieu où les êtres humains et les chevaux sont traités à égalité. Les alter ego équestres de Camille et Manolo ont aussi été consultés pour la construction de ce chapiteau : “Pour le chapiteau, il y a un moment où on s’est dit qu’il était intéressant d’emmener les chevaux sur les dunes. On est parti.es en Camargue pour dessiner à la fois les proportions et les inclinaisons de pente avec les chevaux. On a fait des dessins à échelle un en pleine nature et on peut dire que, d’une certaine manière, c’est vraiment le mouvement des chevaux qui a dessiné l’intérieur du chapiteau” précise Camille.

L’ensemble de la construction du théâtre-haras, plus récent, s’inscrit dans cette réflexion sur les liens entre nature et culture, entre usage humain et usage animal. Les boxes des chevaux sont au cœur du lieu et réfléchis pour répondre au bien-être animal. Un manège et le chapiteau de Patrick Bouchain se font face, tandis qu’un joglo héberge cours de yoga et de taï-chi. Une salle de réunion surmontée de bureaux accueille tous les mercredis une AMAP. Toutes ces constructions sont fabriquées en bois recyclé originaire d’Indonésie : il était inconcevable, pour les artistes, de créer un lieu dans un matériau non naturel, de même que de couper des arbres à ces fins. Venu d’Indonésie, ce bois a été travaillé in situ par des ouvriers indonésiens et, par son travail dentelé, nous transporte tout de suite ailleurs. Cet intérêt pour l’Indonésie remonte à loin : à peine majeure, Camille, fascinée par la lecture d’Antonin Artaud et la rencontre avec Ariane Mnouchkine, part un an en Indonésie.  Elle parle encore couramment l’indonésien et continue à se rendre régulièrement dans ce pays.

Créer du lien

Cette obsession pour le lien, le pont entre nature et culture, entre civilisation et état sauvage informe toujours l’évolution continuelle du Théâtre du Centaure. Camille et Manolo ont ainsi fait appel à un vannier pour planter les amandiers qui entourent la chapiteau. Tressées entre elles, les tiges des amandiers font figure de métaphores de l’interdépendance entre les êtres. Les amandes elles-mêmes sont pensées comme des symboles de ce qui relie les différentes cuisines du pourtour de la Méditerranée : “Est-ce qu’on considère les Alpes et la Méditerranée comme des frontières qui nous séparent ou comme des liens qui nous rassemblent ? Nous, évidemment, on a voulu penser ça comme des liens”, nous dit Manolo. L’amandaie est donc à l’image du projet des TransHumances, qui a consisté en un immense voyage à dos de cheval de la Piazza del popolo à Rome vers Marseille, pour une arrivée triomphale en juin 2013 avec plusieurs milliers d’animaux. Des chevaux, mais aussi des vaches ou des moutons.

D’autres projets ont pour objet de relier le distendu : c’est le cas des Biblio-calèches qui, tous les ans, proposent aux enfants des écoles du coin d’écrire et dessiner leurs rêves. Leurs œuvres sont alors reliées et archivées au Théâtre du Centaure avant de ressortir pour des promenades en calèche, à la découverte d’un quartier que les jeunes redécouvrent. Durant la balade, Manolo leur lit ce qu’iels ont écrit, tandis que les enfants échangent avec le cocher. Pour nettoyer cette partie de littoral encore bien trop polluée, Camille et Manolo ont également créé sur le même modèle une Eco-calèche, qui a vocation à véhiculer les déchets. Ainsi, les chevaux du Théâtre du Centaure font à présent partie de l’identité des Hauts-de-Mazargue.

Plus éloignés de la lumière du jour et de la belle liberté des amandiers, les détenus des Baumettes ont aussi profité de ce voisinage insolite. De 2014 à 2017, les deux acteur.ices-cavalier.es ont fait des “Surgissements”, des arrivées inopinées de centaures, avec la complicité de gardiens et de certains détenus. Ces derniers ont également bénéficié d’ateliers de “centaurisation”, c’est-à-dire de mise en contact avec le cheval qui passe par la douceur et l’intimité : “C’est un face à face avec le cheval que de regarder sa pupille énorme et son reflet dans sa pupille, de se dire peut-être qu’il pense à moi, peut-être que je suis dans sa tête, juste une caresse, le toucher, puis l’enlacer, grimper sur son dos et fermer les yeux”, nous explique Manolo.

La création théâtrale centauresque

Mais le Théâtre du Centaure, c’est bien sûr et avant tout un lieu de création. Un rêve d’enfant devenu réalité : celui de créer un être hybride, humain et chevalin, qui peut désormais jouer ou danser. C’est ainsi que Camille et Manolo ont créé dès 1998 une mise en scène des Bonnes, de Genet, en “centaures”. Camille se rappelle encore aujourd’hui du plaisir qu’elle a eu à déposer son crottin dans les ors des théâtres à l’italienne. Au fil du temps, ils continuent à créer des mises en scène de spectacles déjà écrits, comme Macbeth, en 2002, pour le in d’Avignon, ou de monter de toutes pièces leurs propres créations. Dans ces différentes situations, la part d’autorialité entre l’humain et l’animal reste difficile à établir : “On a créé Macbeth parce qu’on avait deux frisons qui nous faisaient vraiment penser à Macbeth et à Lady Macbeth” (Camille) ; “Kaori Ito [chorégraphe du spectacle Animal, relaté ici] a composé en fonction de l’énergie de la proposition de chacun. La dernière scène très immobile, avec Nakula, c’est parce que c’est un cheval qui avait souvent des angoisses fortes et on s’est dit “on ne va rien lui demander, on va juste lui faire une caresse” et cette caresse-là est devenue un corps-à-corps, une peau à peau qui s’est développée” (Manolo).

Comme avec Kaori Ito pour Animal, les créations de Camille et Manolo sont souvent l’objet de complicités avec d’autres artistes. On compte notamment de nombreuses collaborations avec Fabrice Melquiot : Otto Witte (2009), Centaures, quand nous étions enfants (2017), sur la jeunesse des deux artistes, ou encore Nyx (2020), où le metteur en scène rêve Camille en déesse de la nuit. Ils accueillent également en résidence d’autres artistes partenaires, comme Bertrand Bossard, qui travaille actuellement un nouveau spectacle, Plusieurs, avec le cheval Akira. Quand on vous disait que le Théâtre du Centaure était le lieu de la pluralité !

Cartes : © Calanques13, Marseille Rénovation urbaine

Photographies : © Francesca Todde, Julia Wahl

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Julia Wahl
Passionnée de cinéma et de théâtre depuis toujours, Julia Wahl est critique pour les magazines Format court et Toute la culture. Elle parcourt volontiers la France à la recherche de pépites insoupçonnées et, quand il lui reste un peu de temps, lit et écrit des romans aux personnages improbables. Photo : Marie-Pauline Mollaret

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