Cirque
Et au cirque renaquit l’homme de néenderballe…

Et au cirque renaquit l’homme de néenderballe…

07 March 2020 | PAR Mathieu Dochtermann

Yokaï Kemame, ou L’esprit des haricots poilus en français, présenté pour sa première sur la scène du Trident scène nationale de Cherbourg dans le cadre du festival SPRING, est un spectacle de jonglage insolite, presque conceptuel, hypnotique, qui suscite autant l’empathie que l’envie de se joindre au jeu. Fruit de la collaboration du français Guillaume Martinet (cie Defracto) et du japonais Hisashi Watanabe (cie Atama To Kuchi), cette exploration ludique du rapport du corps à l’objet jonglé emprunte à la danse-contact, à l’acrobatie au sol voire à la contorsion, pour un jeu loufoque et inspiré qui se fait finalement rituel.

Singularité des personnages contre singularité du dispositif

En traversant la salle du théâtre à l’italienne du Trident, avec ses fauteuils vides plongés dans la pénombre, on se dit que le dispositif même de la représentation va être intéressant. Le jeu se fera au plateau, public et interprètes cohabitant dans la cage de scène fermée par un rideau noir.

En prenant place, on oublie très vite cette première idée, tant la proposition de jeu saisit immédiatement. Radicalité d’abord d’un espace dépouillé fait du plateau même, vaguement délimité par un carré fait de câbles et jonché d’une myriade de petits accessoires, plus quelques machines qui se révéleront être des automates musicaux. Seule concession à la simplicité, dont on se demande d’ailleurs si elle est utile, une quarantaine d’ampoules électriques pendues à hauteur inégale au-dessus du plateau, qui constellent l’espace comme un ciel étoilé tombé à portée de main. Mais surtout image saisissante des deux principaux interprètes, Guillaume Martinet et Hisashi Watanabe, accroupis dans un coin, l’œil torve, les bras traînant dans une posture simiesque, simplement vêtus de ce que serait un croisement entre le slip et les couches pour bébés, épingles de sûreté comprises.

Passée la sidération de cette première image, le regard a le temps d’embrasser le reste de la proposition, dont le dépouillement et la simplicité volontaire n’empêchent pas la singularité plastique. En effet, les seuls éléments présents en scène, qui ont une nature duale de décor et d’accessoires, sont des réalisations en maille faite au crochet. En grand nombre mais de petite taille, uniformément faits de fil blanc, leurs formes sont organiques, leurs contours doux. La texture de leur enveloppe, du fait de ses aspérités, renvoie une lumière diffuse, comme apaisée. Dans un coin de l’espace de représentation, une jeune femme vêtue d’une combinaison rouge, Sakurako Gibo, s’emploie à créer de nouvelles formes avec son fil et son crochet. Absorbée par sa tâche, elle n’est attentive à rien de ce qui se passe autour d’elle.

Aux origines de la jonglerie, la redécouverte de la main

Sur cette situation de départ, Guillaume Martinet et Hisashi Watanabe vont s’employer à retrouver leur jonglage. C’est une réinvention complète de leur langage corporel qu’ils s’astreignent à traverser, en repartant d’un état primitif, c’est-à-dire aussi proche que possible d’un état d’origine : la redécouverte du corps et de ses possibilités comme de ses déplacements, sans aucun préconçu, la redécouverte de la préhension, la redécouverte du plaisir et de la nécessité de jouer, surtout.

C’est ainsi que les deux circassiens éprouvent d’abord le mouvement, l’espace, les appuis au sol, le contact des corps l’un avec l’autre, bien avant de s’aviser du fait que les objets disposés autour d’eux sont disponibles au jeu. Dans cette phase exploratoire, l’attention à l’environnement s’éveille en même temps que le sens de la présence de l’autre, et un langage sans mots, fait de positions et d’intentions, de gestes et de regards, se construit entre les deux personnages. Ici, les incroyables prouesses physiques de Hisashi Watanabe à la souplesse de contorsionniste, capable de tous les équilibres, fait merveille : avec une extrême liberté il peut réinventer le déplacement, la verticalité, renégocier son rapport à l’espace et à la gravité.

Quand, enfin, les personnages se saisissent de certains des objets, ils jettent leur dévolu sur une sorte de pompon de laine qu’ils vont chercher aux pieds de Sakurako Gibo. C’est à ce moment la bouche qui leur sert à saisir : pour se disputer puis s’envoyer l’objet, ils l’attrapent au vol comme un chien attrape une balle dans sa gueule. Le travail fait sur l’animalité du corps et du mouvement fait depuis le début du spectacle prend alors tout son sens : il s’agit de revenir à l’idée la plus essentielle de ce qu’est le jeu avec l’objet, de ce qu’est le geste de lancer, de ce qui le permet et de ce qui l’anime.

Rapidement cependant, entrent en jeu des sortes de petites balles en forme de figue, dont la queue favorise la préhension. C’est alors que les deux personnages découvrent la possibilité de mobiliser leurs pieds, les orteils mais également la plante et le coup de pied, pour saisir, lancer et rattraper. Sur cette base se développent plusieurs jeux, qui culminent dans une sorte de partie de foot à quatre pattes, arbitrée par l’énigmatique femme-au-crochet, qui a coiffé pour l’occasion un couvre-chef qui masque son visage, en même temps qu’elle brandit un bâton de mailles qui lui est autant un sceptre qu’une baguette magique. Peut-être d’ailleurs ce clin d’œil, appuyé, au sport moderne qu’est le football constitue-t-il le principal bémol dans la dramaturgie, car, à notre sens, il rompt le charme d’un univers clos avec ses règles et sa poésie propre par cet emprunt au réel qui renvoie à l’univers contemporain.

Ce n’est donc qu’à l’issue d’une très lente évolution que la main peut faire son retour dans le processus. La jonglerie s’est ainsi réinventée au travers de la préhension manuelle. Pour autant, ainsi redécouverte, la discipline n’a plus grand-chose à voir avec ce que l’on en connaît : aucune recherche de la hauteur ou de la difficulté technique d’une jongle à 6 ou 7 balles, l’exercice porte profondément l’empreinte du jeu, au sens ludique, et de l’instinct de la mobilisation du corps tout entier. La jongle se fait à hauteur d’homme, elle est une forme de lien entre les deux êtres qui s’échangent les simili-balles en rythme, comme réinventant le rituel de la danse, tournant l’un autour de l’autre.

L’attention que les interprètes se portent l’un à l’autre ne leur interdit pas de jouer avec la salle, bien au contraire. Sur le qui-vive, les personnages sont à l’affût, le moindre bruit attire leur attention. Ils ne se refusent pas à escalader les gradins à quatre pattes, pour confisquer – avec la bouche – un téléphone à la sonnerie importune, qui sera déposé comme une offrande au pied d’une sorte de petit corail en mailles.

Re-tisser le mythe pour re-trouver une esthétique

Il y a quelque chose d’absolument fascinant à entrer dans cette proposition, une fois que l’on s’est accoutumé à son étrangeté. L’évolution est comme organique, intuitive, évidente, qui dessine ce glissement progressif de la bouche à la main, ce raffinement progressif du joueur en jongleur. Peut-être parce que les deux interprètes arrivent à convoquer quelque chose d’une spontanéité enfantine, dans cette absence de pré-conçus et dans cette liberté par rapport à la normalité. Peut-être aussi parce que l’aspiration au jeu et au plaisir brut du corps en mouvement ainsi affirmée trouve un écho fondamental en chacun.e de nous.

Il est indéniable en tous cas que la proposition communique quelque chose de profondément plaisant et dynamique, comme si le public pouvait vivre par procuration un peu du plaisir ludique des personnages – et sans doute même des interprètes. Il y a quelque chose aussi de très réussi dans la ritualisation des jeux de ces deux êtres, pour ré-inventer une possibilité d’humanité au-delà de la simple sociabilité animale. L’introduction du troisième personnage transfigure complètement la proposition : mystérieuse et ambivalente, la jeune femme en habits modernes qui se fait tour à tour dispensatrice de shamalows et chamane de la petite tribu élève le jeu à d’autres niveaux de signification. Elle donne un sens rituel à ce qui démarre comme un instinct, elle conforte la transe et convoque la transcendance. En même temps, elle ouvre le sens de la proposition artistique, la faisant moins univoque.

Une exploration réussie dans un dépouillement bienvenu

C’est donc une exploration très réussie que livrent ici ces surprenants artistes que sont Guillaume Martinet et Hisashi Watanabe. Inspirés, libres, avides de découvertes, ils arrivent à s’inventer un langage, à retrouver la passage du corps à la main, à se doter de leur propre mythe pour dessiner leur propre réalité. En termes d’écriture, et en termes de prise de risque, il y a là une belle prouesse d’inventivité.

Le choix d’une lumière sobre, sans effets, convient parfaitement à la proposition, et ne perturbe pas inutilement ce qui se joue au plateau. La musique plutôt minimaliste, d’inspiration japonaise, est très juste également dans son dépouillement. A tel titre, d’ailleurs, qu’on se demande ce que la présence d’instruments percussifs automatisés tout autour de la scène peut bien apporter. Certes, leur son est beau, et privilégier un son sobre, concrètement produit sur la scène même, plutôt qu’un son enregistré, peut faire sens. Mais si c’est au prix de faire intervenir l’électronique et les moteurs, on se dit que l’on perd finalement d’un côté ce que l’on avait gagné de l’autre, et les gadgets musicaux captent parfois l’attention de façon inappropriée.

En tout état de cause, il s’agit d’une proposition passionnante, aboutie, diablement ludique, malgré un petit sentiment de longueur et de répétition quelque part au tout milieu du spectacle, où l’évolution de la dramaturgie des corps est moins nette.

C’est surtout un spectacle à l’énergie et à l’humeur joueuse très communicatives.

Il ne faut surtout pas se priver d’aller découvrir Yokaï Kemame lors de son passage prochain en Île-de-France : le jeudi 2 avril à Epinay, puis les 3 et 4 avril au Carreau du Temple, à Paris.

 

 

 

DISTRIBUTION

Conception et  interprétation : Hisashi Watanabe et Guillaume Martinet

Tisseuse et régisseuse plateau : Sakurako Gibo

Création lumière : Alrik Reynaud

Création musicale : Sylvain Quément, Makoto Nomura

Costumes : Eve Ragon

Regard extérieur : Johan Swartvagher

 

PRODUCTION

Coproducteurs :

Europe : La Brèche, Pôle National des arts du cirque de Normandie ; Cité du cirque Marcel Marceau, Pôle Régional Cirque Le Mans ; L’Entract Scène Conventionnée Sablé-sur-Sarthe ; La Maison des Jonglages, Scène Conventionnée

Asie : Kanagawa, Art Theater Kyoto

Avec le soutien de la DRAC, de l’Institut franc?ais a? Paris et de la SPEDIDAM

Visuels: (c) Brocco

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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