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Une Septième de Chostakovitch terrifiante d’actualité à la Philharmonie de Paris

Une Septième de Chostakovitch terrifiante d’actualité à la Philharmonie de Paris

13 May 2023 | PAR Hannah Starman

Ce 11 mai, devant la salle comble, Beatrice Rana, Klaus Mäkelä et l’Orchestre de Paris nous offrent une soirée russe saisissante de contraste. La proposition programmatique est prometteuse. La confrontation entre l’insouciante Rhapsodie sur un thème de Paganini de Serguei Rachmaninov et la terrifiante Symphonie N° 7 “Leningrad” de Dmitri Chostakovitch aurait pu marquer les ruptures ravageuses qui séparent les deux œuvres dans le temps, à condition que l’interprétation soit à la hauteur de l’enjeu. Hélas, Beatrice Rana peine à imprimer son jeu d’une poésie espiègle, légère et dont on regretterait la disparition après l’entracte. En revanche, Klaus Mäkelä et l’Orchestre de Paris évoquent la férocité et la désolation de la terreur stalinienne et de l’assaut nazi avec une “Leningrad” âpre, écrasante et urgente. Une Septième de Chostakovitch que l’on est pas près d’oublier

Rhapsodie sur un thème de Paganini de Serguei Rachmaninov

La première partie du programme est consacrée à la Rhapsodie sur un thème de Paganini, la plus célèbre des œuvres que Rachmaninov compose pendant son exil aux États-Unis. Écrite pendant l’été de 1934 au bord du lac de Lucerne, la Rhapsodie est la dernière œuvre concertante du compositeur. Elle sera créée le 7 novembre 1934 à Baltimore par Rachmaninov lui-même au piano, avec l’Orchestre de Philadelphie sous la baguette de Léopold Stokowski. La Rhapsodie se décline sous forme de 24 variations sur le thème de la 24ème Caprice pour le violon de Paganini. Rachmaninov prévoit un orchestre qui inclut des trompettes, des trombones, un tuba, des harpes, des timbales et des percussions, mais il se sert de cet arsenal avec finesse, rarement entraînant l’orchestre dans un tutti. Son chef d’œuvre de maturité est un jeu d’équilibre délicat entre un piano d’humeur changeante, à la fois malin et sarcastique, mais aussi inquiet et mélancolique, et un orchestre qui tantôt s’efface devant le piano tantôt le repousse.

La pianiste italienne Beatrice Rana, perchée sur ses talons et vêtue d’une longue robe bleue noire moulante et étincelante, nous offre une performance virtuose et suave, mais qui peine parfois à trouver le ton juste. On regrette, par exemple, dans les premières variations, l’absence du ton joueur et grinçant d’un Rafael Orozco. En revanche, les variations suivantes, notamment la septième (énonçant la mélodie grégorienne du Dies Irae) et la huitième, ainsi que les passages où le piano se fond dans l’orchestre ou joue Dies Irae contre l’orchestre, sont d’une grande beauté. Rana interprète les variations 12 à 18, ainsi que le finale avec une indéniable virtuosité et parfois fulgurance, notamment dans les passages amples et entraînants qui opposent le piano et l’orchestre dans la sublime variation 18, mais ses attaques nettes et rapides, sans jamais glisser dans la raideur, manquent toutefois d’espièglerie.

On raconte que Rachmaninov, malgré son empan de 30 cm, appréhendait tellement l’incroyable difficulté technique de la variation 24 qu’il gardait toujours un petit fond de crème à la menthe sous son piano pour apaiser ses nerfs. Rana exécute la variation “crème à la menthe” et la déferlante vertigineuse qui suit avec une impressionnante maîtrise technique et sans recours aux remèdes draconiens préconisés par le compositeur. Rappelée sur scène cinq fois par une salle enthousiaste, Beatrice Rana jouera deux généreux bis : la Toccata pour piano de Debussy et un extrait des Préludes de Scriabine.

Une symphonie contre la terreur stalinienne et la barbarie nazie

L’opération Barbarossa, l’invasion de l’URSS par l’Allemagne Nazie commence le 22 juin 1941 et quelques semaines plus tard, la Wehrmacht encercle Leningrad. Plutôt que d’engager son armée dans un combat de rues, Hitler donne l’ordre d’affamer la ville en imposant un blocus alimentaire. Le siège de Leningrad durera 872 jours. Seul le siège de Sarajevo dans les années 1990 sera plus long (1425 jours). Entre le 8 septembre 1941 et le 27 janvier 1944, 800.000 civils périront à Leningrad, tués par la famine et le froid. Dmitri Chostakovitch refusera de quitter sa ville natale en août 1941. Refusé par l’armée à cause de sa mauvaise vue, le compositeur proposera ses services à la garde civique, creusera des tranchées antichars et recevra une formation de pompier. Il écrira des chansons patriotiques et travaillera sur sa symphonie, n’interrompant l’écriture que pour descendre à l’abri, ses partitions sous le bras, avec sa femme et ses jeunes enfants lors des attaques aériennes.

La famille sera finalement évacuée en octobre 1941 sur ordre formel de la direction du parti. Chostakovitch terminera sa Septième en décembre 1941 et la création mondiale se fera le 5 mars 1942 à Kouïbychev (Samara), siège temporaire du gouvernement soviétique où le compositeur, l’Orchestre du Théâtre Bolchoï et son chef Samuel Samossoud trouveront également refuge. La première de la Septième sera diffusée dans toute l’Union soviétique et le microfilm contenant la partition de la Symphonie N° 7 sera exfiltré via Téhéran et Le Caire pour pouvoir être publiée à l’Ouest. Elle sera créée à la radio le 22 juin 1942 par le London Philharmonic Orchestra dirigé par Sir Henry Wood et au Royal Albert Hall. La première américaine sera réalisée par l’Orchestre symphonique de la NBC sous la direction d’Arturo Toscanini et diffusée le 19 juillet 1942 à partir de New York.

La création de la Symphonie N°7 à Leningrad le 9 août 1942

La création la plus symbolique de l’œuvre dédicacée à la ville meurtrie se fera à la grande salle de la Philharmonie de Leningrad, le 9 août 1942, le jour désigné par Hitler pour célébrer la chute de Leningrad. Pour assurer le silence pendant le concert et permettre à tout le monde d’écouter la Septième, le général Leonid Govorov, chargé de la défense de la ville, ordonnera un bombardement des positions de l’artillerie allemande et libérera les soldats soviétiques pour qu’ils puissent assister au concert ou l’écouter à la radio. Les haut-parleurs seront installés partout dans la ville pour permettre aux citoyens de Leningrad, mais aussi aux Allemands encerclant la ville, d’entendre la musique défiante et conquérante. Un soldat allemand racontera plus tard que son escadron avait écouté “la symphonie des héros” et qu’il avait compris “qu’on ne pourra jamais prendre Leningrad.”

Pourtant, en 1942 la création de la Septième à Leningrad sous le siège semble aussi loin que la victoire finale contre le nazisme. L’Orchestre symphonique de la Radio de Leningrad, le seul ensemble symphonique restant à Leningrad après l’évacuation de la Philharmonie, est décimé. Seuls 15 membres de l’orchestre vivent encore en ville, alors que la Septième requiert un orchestre élargi de cent musiciens. Son directeur, Carl Eliasberg, lui-même ressemblant davantage à un oiseau blessé qu’à un chef d’orchestre, cherche des renforts parmi les retraités et les amateurs. Avec le concours de l’Armée rouge, les musiciens sont rappelés du front. Un orchestre de trente personnes se réunit pour la première répétition en mars 1942, mais l’exercice doit être interrompu, car les musiciens sont trop faibles pour tenir leurs instruments. Ils s’effondreront régulièrement pendant les répétitions malgré les suppléments de nourriture. Un rapport de Yasha Babushkin, du département des arts de la ville de Leningrad, note que “le premier violon se meurt, le tambour est mort par sa façon de jouer, le cor d’harmonie est à la porte de la mort…” Trois musiciens mourront avant la première. Pourtant, elle se fera. Malgré la mauvaise qualité artistique de l’exécution, l’orchestre chancelant d’épuisement recevra une ovation debout d’une heure d’un public ému aux larmes.

La Septième de Klaus Mäkelä et l’Orchestre de Paris

L’ovation à l’issue de la Septième à la Philharmonie de Paris sera plus courte, les musiciens de l’Orchestre de Paris mieux nourris et le chef d’orchestre plus fougueux, mais tout cela n’enlève rien à l’actualité de “Leningrad.” Klaus Mäkelä évoque l’aspect historique “absolument terrifiant” de la Symphonie N° 7 dont l’exécution demande une intense concentration et un investissement émotionnel hors norme. En même temps, selon le jeune chef, face à la guerre en Ukraine, la programmation de la Septième s’impose. Mäkelä opte clairement pour une interprétation contemporaine et déchargée des lourdeurs d’un héroïsme “made in the USSR” et des aspects monumentaux de la Grande Guerre patriotique. Avec ce choix, Mäkelä se montre attentif à la cinglante critique que Chostakovitch adresse entre les lignes brutales et explosives de sa partition à la terreur stalinienne, sans pour autant renoncer à un puissant message d’espoir pour ceux qui luttent contre les présentes barbaries. 

La Symphonie N° 7 parle de la terreur, de l’esclavage et de la répression de la pensée, mais ce n’est pas une œuvre raffinée et Bela Bartók s’en moquera dans le quatrième mouvement de son Concerto pour orchestre. Au départ, Chostakovitch imagine un titre pour chacun des quatre mouvements qu’il abandonnera par la suite : Allegretto : Guerre, Moderato – Poco Allegretto : Réminiscences, Adagio : Les grands espaces de ma patrie et Allegro non troppo : Victoire. Le premier mouvement qui dure presque 30 minutes commence sur deux thèmes enjoués et lyriques, avant qu’un discret tambour qui se fait de plus en plus audible ne vienne perturber cette ambiance insouciante. Mäkela s’attaque à l’Allegro avec énergie et fermeté et navigue sur les passages lents et inquiets avec clarté et nuance. Il maîtrise admirablement le tempo et la tension du thème de l’invasion qui s’impose progressivement selon “le principe d’inflexible amplification orchestrale” et se termine dans un tutti, d’abord chaotique, ensuite dévastateur. Une mélodie presque pastorale, portée par les flûtes et les violons, dont le superbe violon solo invité, Andrea Obiso, flotte au-dessus du carnage funeste qui en résulte. Critiqué pour la référence au Boléro de Ravel de ce “broyeur sonore,” Chostakovitch explique simplement : “C’est comme cela que j’entends la guerre.”

Le deuxième mouvement, Moderato, est plus léger et il évoque une danse délicate et menacée par les sonorités sombres des hautbois et du cor anglais. Les violoncelles accentuent l’aspect nostalgique et intensément émotionnel de ces réminiscences. Au milieu du mouvement, une section plus agressive rappelle la guerre avant que les violons, suivis d’un magnifique duo entre les harpes et la clarinette basse, ne rétablissent une ambiance plus apaisée. Mäkelä semble ralentir le tempo et opte pour un son plus clair que d’habitude, ce qui lui permet de souligner, avec encore plus de force, l’ampleur de la désolation et l’intensité du chagrin. L’Adagio se déploie entre le deuil de quelque chose d’essentiel, la colère et la consternation face à cette perte insensée et l’élan volontaire et combatif. Mäkelä dirige avec beaucoup d’aplomb et de sensibilité l’alternance entre de sublimes contrebasses, des altos qui vous fondent le cœur et des percussions qui martèlent sans relâche comme pour vous mettre en garde contre toute erreur de jugement ou de manque de lucidité. Le finale, intitulé Victoire, ouvre avec un paysage plongé dans l’obscurité. Un thème émerge et évolue vers un crescendo déterminé et grave qui symbolise “la mobilisation générale de la ville assiégée.” Tous les pupitres entreront pour contribuer à construire une tension douloureuse, parfois hésitante, ensuite déchaînée et finalement victorieuse. La conclusion est massive, expressive, fabuleusement cauchemardesque et interprétée par un chef et un orchestre qui ont tout donné. Le public éprouvé remerciera les musiciens épuisés avec une ovation debout plus que méritée. Une performance exceptionnelle !

Visuel : © Fred-Olav Vatne

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Hannah Starman

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