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Lahav Shani et Kirill Gerstein: un duo irrésistible à la Philharmonie de Paris

Lahav Shani et Kirill Gerstein: un duo irrésistible à la Philharmonie de Paris

19 December 2022 | PAR Hannah Starman

Remplaçant “la lionne du piano” Martha Argerich au pied levé, Kirill Gerstein séduit le public avec une interprétation jazzy, pleine de fraîcheur, du Concerto pour piano n°2 de Beethoven. A son tour, L’Orchestre de Paris sous la direction du pétillant Lahav Shani et avec le concours de cinq musiciennes ukrainiennes livre une performance vibrante de feu et de grâce de la Symphonie n°5 de Tchaikovski. L’enregistrement du concert est disponible sur le site de la Philharmonie jusqu’au 14 juin 2023.

Un casting inattendu formidablement réussi

Tout semble mal emmanché pour la représentation à la Philharmonie ce mercredi 14 décembre. La star mondiale Marta Argerich est contrainte d’annuler sa participation pour des raisons de santé et le même soir, la France confronte le Maroc en demi-finale de la coupe du monde. Les places pour les deux concerts qui affichaient complet depuis plusieurs semaines, seront remises en vente, mais toutes ne trouveront pas preneur. Cependant, les absents peuvent s’en mordre les doigts car Kirill Gerstein au piano et l’Orchestre de Paris dirigé par Lahav Shani nous livrent une performance inoubliable.

Outre son incontestable talent et la diversité de son patrimoine musical qui ne sont plus à démontrer, le pianiste Russo-Américain de 43 ans s’est fait remarquer depuis le début de la guerre en Ukraine par son engagement en faveur des Ukrainiens. Son dialogue avec l’orchestre qui accueille depuis plusieurs mois cinq musiciennes ukrainiennes réfugiées en France fait alchimie. La présence des membres de l’Orchestre de chambre de Kyiv, de l’Orchestre symphonique de la Philharmonie nationale d’Ukraine, de l’Ensemble national de solistes de la Kyivska Camerata et de la Philharmonie d’Odessa envoie un message sans équivoque de solidarité avec la population meurtrie d’Ukraine qui ne connaîtra sans doute pas la trêve de Noël.

Belle complicité entre le maestro, le soliste et l’orchestre

Kirill Gerstein et Lahav Shani marchent sur scène d’un pas décidé et serrent la main de Zsolt-Tihamér Visontay, le premier violon invité de Philharmonia Orchestra London et d’Eiichi Chijiiwa, le deuxième violon solo. La joie de se retrouver est perceptible et elle trouvera son écho dans cette œuvre encore toute mozartienne, pleine d’esprit et de bonne humeur, qu’ils interpréteront ensemble : le Concerto pour piano n°2 du jeune Ludwig von Beethoven.

Le premier mouvement, Allegro con brio, s’ouvre sur un accord flamboyant et une longue exposition du thème par l’orchestre. Kirill Gerstein, installé au piano, le regard rivé sur l’orchestre, attend son solo. Il reprend le thème avec précision et souplesse, mêlant à son jeu jazzy des touches d’improvisation espiègle qui attire des sourires et rappelle sa première formation de piano jazz à la célèbre Berklee School of music à l’âge de 14 ans. Gerstein maîtrise clairement la pièce qu’il joue sans partition et il exécute la cadence longue et son passage en fugato réputé redoutable de la coda avec brio. Dans le second mouvement, plus contemplatif, où le piano répond aux suggestions de l’orchestre, Gerstein se montre à l’écoute du moindre geste des musiciens. Shani, pianiste lui-même, est tout aussi attentif au piano et la chimie entre les deux hommes est excellente. Le Rondo final reprend l’ambiance joyeuse, voire frénétique, des Ländler autrichiens en laissant toutefois entrevoir le potentiel  sombre et tranchant qui marquera l’œuvre plus mature de Beethoven, à commencer par le Concerto n°3.

Réclamés avec insistance par un public enthousiaste, Shani et Gerstein s’installent au piano. Gerstein allume sa tablette-partition et les deux amis jouent ensemble un morceau rempli de tendresse: la transcription pour deux pianos  de la célèbre “Danse de la Fée Dragée” de Casse-Noisette.

Une Cinquième Symphonie de Tchaïkovski solaire et triomphante

De nombreux spectateurs profitent de l’entracte pour s’informer sur le résultat à mi-temps du match France-Maroc. On ose déjà espérer une qualification de la France en finale et l’ambiance dans la salle est discrètement exaltée. Les spectateurs échangent des sourires timides avec leurs voisins et les plus démonstratifs iront jusqu’à lever le pouce en signe de victoire.

La Symphonie n°5 de Tchaïkovski est fondée sur un thème récurrent qui est présent dans les quatre mouvements et qui incarnerait le fatum (destin), “cette force inéluctable qui empêche l’aboutissement de l’élan vers le bonheur,” comme l’explique le compositeur. Le thème du destin se décline dans plusieurs ambiances à travers l’œuvre et Tchaïkovski donne des instructions minutieuses quant à l’interprétation qu’il convient de donner à chacune des répétitions.

Lahav Shani aborde cette fresque épique du romantisme russe avec assurance, fluidité et une attention au détail remarquables. Dirigeant sans baguette et sans partition, le jeune successeur de Zubin Mehta à la tête de l’Orchestre philharmonique d’Israël, se sert de ses mains et de son corps pour sculpter la texture de la musique qu’il cherche à obtenir. Son expérience de contrebassiste lui donne une perspective unique et sa présence au pupitre est captivante. On comprend facilement qu’à seulement 29 ans, l’Orchestre philharmonique de Rotterdam lui confie la direction de l’orchestre sur la base d’une seule apparition. 

Le premier mouvement, sombre et mélancolique, introduit le thème du destin avec un magnifique pupitre de clarinettes d’un Orchestre de Paris inspiré et en forme. Dans le deuxième mouvement, Andante cantabile, le thème éminemment romantique est répété par les cuivres vibrants et un superbe solo de cor, suivi par d’autres solos de bois, avant d’éclater dans une finale puissante, non sans passer par plusieurs montagnes russes vertigineuses. Shani sculpte L’Allegro moderato avec ses phrases étirées portées par les cordes, ses dialogues moqueurs entre les instruments et le solo du basson, dans la finesse sans renoncer aux contrastes plus piquants. 

Avec un charme déterminé, Lahav Shani entraîne l’orchestre dans les déferlantes des cordes et des cuivres de la Finale qui est un régal pour les oreilles et les yeux. Les mèches collent aux fronts, les crins des archets se déchirent et l’on se demande si le premier violon ne glissera pas de sa chaise tant il est assis près du bord. Et au milieu de cet ensemble emporté par la musique, Shani semble danser…

Plutôt qu’une soumission au destin, la Cinquième solaire et jubilatoire de Shani est parfaitement accordée à l’ambiance dans la salle. Les mieux informés chuchotent déjà la victoire. Les pouces se lèvent de façon désormais affirmé et les bravos et les applaudissements appuyés le sont autant pour Lahav Shani et le formidable Orchestre de Paris que pour les Bleus. Face à cette joie triomphante, on ne peut s’empêcher de penser aux cinq musiciennes ukrainiennes et à leurs familles sous les bombes et de formuler une prière pour leur avenir.

Visuels : ©Hannah Starman

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Hannah Starman

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