Classique
Festival de Pâques Aix en Provence : Martha Argerich et Lahav Shani acclamés au Grand Théâtre de Provence

Festival de Pâques Aix en Provence : Martha Argerich et Lahav Shani acclamés au Grand Théâtre de Provence

18 April 2023 | PAR Hannah Starman

La légendaire pianiste argentine, Martha Argerich, revient presque chaque année au Festival de Pâques. Contrainte d’annuler son concert sous la direction de Lahav Shani à la Philharmonie de Paris le 14 décembre dernier pour des raisons de santé, la star mondiale du piano retrouve le prodigieux pianiste et chef d’orchestre israélien pour un récital exceptionnel. Ce 14 avril au Grand Théâtre de Provence, le duo Argerich-Shani ravira le public qui les remerciera par une longue et chaleureuse ovation.

Accueillis avec l’affection réservée aux vieux amis, Martha Argerich et Lahav Shani s’installent, souriants, chacun à son piano, sous les applaudissements d’un public acquis d’avance. Détendus et complices, les deux géants du piano dérouleront un programme exquis, mélangeant la virtuosité, l’humour et la tendresse : la Symphonie N°1 en ré majeur, dite Classique du tout jeune Sergueï Prokofiev, arrangée pour deux pianos par Rikuya Terashima, la Suite pour deux pianos N°2 de Sergueï Rachmaninov et Ma mère l’Oye et La Valse de Maurice Ravel.

Symphonie N°1 en ré majeur op. 25 “Classique” de Prokofiev

L’enfant terrible de la scène musicale pétersbourgeoise qui a provoqué un tollé avec son Deuxième Concerto pour piano en 1913, Prokofiev commence à composer une œuvre qui sera tout le contraire de ce que l’on attendait de lui. Alors que les turbulences de la Russie révolutionnaire secouent Saint-Pétersbourg en 1917, Prokofiev, installé à la campagne sans son piano, lit Kant et écrit une œuvre pétillante, pétrie d’esprit et d’espièglerie. La Classique, conçue comme une réinterprétation “simple et joyeuse” du style classique de Haydn et Mozart, sera créée le 21 avril 1918 à Petrograd sous la baguette du compositeur lui-même et connaîtra un succès instantané. Quelques jours plus tard et après avoir obtenu l’autorisation de Anatoli Lounatcharski, commissaire du Peuple à l’Instruction publique, Prokofiev quitte l’Union soviétique pour les États-Unis. Il ne retournera dans son pays natal qu’en 1936, en pleines purges staliniennes. Lauréat de six Prix Staline, Prokofiev mourra le même jour que Joseph Staline, le 5 mars 1953. Pendant plusieurs jours, le cercueil du compositeur ne pourra être enlevé de son domicile à proximité immédiate de la Place rouge à cause des foules qui viennent rendre leurs derniers hommages “au petit père des peuples.”

Loin de l’ambiance funèbre et ubuesque de l’URSS des années 1950, ce vendredi soir à Aix-en-Provence, l’Argentine Martha Argerich et l’Israélien Lahav Shani nous offrent un moment de bonheur on ne peut plus solaire. À gauche de la scène, la silhouette et la crinière blanche familière d’Argerich, droite et impassible, seuls ses doigts glissent rapidement sur les touches du clavier ou plongent sur les accords avec force. Au piano de droite, Shani est plus animé, presque dansant, ses mouvements amples, l’expression de ses traits alternant entre la concentration et la gaieté, comme s’il cherchait, avec beaucoup d’humour et d’amitié, à accentuer leurs différences pour mieux faire ressortir leur complicité.

Suite pour deux pianos N°2, op. 17 de Rachmaninov

Argerich et Shani enchaînent avec la Sonate pour deux pianos N°2 de Serguei Rachmaninov. Composée en Italie en 1901 et jouée pour la première fois le 24 novembre 1901 par le compositeur et son cousin germain, Alexandre Siloti, pianiste virtuose, élève préféré de Franz Liszt et professeur de piano à la célèbre Juilliard School of Music à New York entre 1925 et son décès en 1945. On retrouve dans la Suite pour deux pianos toute la vitalité et l’effervescence créatrice de son Deuxième Concerto, composé en même temps.

En 1942, peu avant la mort de Sergueï Rachmaninov d’un cancer du poumon en 1943, le compositeur et son jeune compatriote et ami, le pianiste Vladimir Horowitz, visitent les studios de Walt Disney à Los Angeles et visionnent le court film d’animation intitulé The Opry House de 1929, dans laquelle Mickey Mouse joue le célèbre Prélude en do dièse mineur op. 3 N°2 de 1892 de Rachmaninov. Enthousiasmé, le compositeur déclare à Walt Disney : “J’ai entendu mon inévitable Prélude bien joué par certains des meilleurs pianistes, cruellement massacré par d’autres, mais aucune interprétation ne m’a autant ému que celle du grand maestro Mickey Mouse !” À l’occasion d’une fête à Los Angeles, où ils sont voisins proches, Horowitz et Rachmaninov joueront ensemble la Suite pour deux pianos. On s’imagine les deux géants du piano en face à face. Rachmaninov, aristocrate, sévère, orthodoxe pratiquant, de grande taille et possédant les mains d’un empan qui couvre treize touches de piano. Horowitz, trente ans son cadet, juif, homosexuel et engagé dans un mariage de convenance avec la fille d’Arturo Toscanini, connu pour son trac légendaire, son tempérament explosif et l’audace de ses interprétations qu’il livrait immobile, les doigts à plat et les poignets très bas.

 

Plus proches du brio malicieux de Mickey que de la rivalité visuellement spartiate, quoique musicalement spectaculaire, entre l’austère Rachmaninov et le névrosé Horowitz, Martha Argerich et Lahav Shani attaquent la Suite pour deux pianos avec vigueur et vélocité, dans un esprit de liberté et de génie partagé. Dans les passages vifs de l’Introduction et de La Valse, Argerich entraîne Shani dans des tempos endiablés d’une virtuosité grisante. Il relève les défis vaillamment, avec intensité et le goût du risque. Et le sourire. La bienveillance aussi. Ils calment et étoffent leur jeu d’une texture veloutée et rêveuse dans le troisième mouvement, Romance, avant de foncer, avec gusto, sur le quatrième et dernier mouvement, Tarantelle. Les applaudissements enthousiastes et prolongés témoignent de l’affection que le public aixois porte à Martha Argerich et de l’admiration qu’inspire le talent généreux de Lahav Shani.

Ma mère l’Oye de Maurice Ravel

Après l’entracte, assis côte à côte, Argerich et Shani joueront à quatre mains la délicieuse suite pour piano Ma mère l’Oye, d’après le recueil de contes de Charles Perrault. Maurice Ravel écrit cette suite pour piano entre 1908 et 1910 à l’intention des enfants de ses amis Ida et Cipa Godebski,  Jean et Mimi. Originaire de Pologne et installé à Paris, le couple Godebski tient un salon fréquenté par les artistes, dont Edouard Vuillard, Pierre Bonnard, Toulouse-Lautrec, Maurice Ravel, Igor Stravinsky, Erik Satie, le Groupe des Six, Stéphane Mallarmé et Paul Valéry. Cipa Godebski est le demi-frère de la mécène, égérie et pianiste Misia Sert, qui fera l’éducation mondaine et artistique de Coco Chanel et l’introduira dans la bonne société. Misia Sert défendra les œuvres avant-gardistes dont Le Sacre du Printemps de Stravinsky et La Valse de Ravel.

Dans ses “Quelques souvenirs intimes sur Ravel” de 1938, Mimi Godebski, épouse d’Aimery Blacque-Belair, se rappellera qu’elle et son frère Jean jouaient avec Ravel et l’écoutaient raconter des contes. La déception des enfants était immense quand il s’est avéré qu’ils n’arriveraient pas à créer la version à quatre mains de Ma mère l’Oye, trop difficile pour eux. Après une première présentation de l’œuvre par les enfants Godebski dans un cadre privé, Ma mère l’Oye sera créée lors d’un concert à la salle Gaveau à Paris le 20 avril 1910 par deux pianistes issues du Conservatoire de Paris. Ravel en écrira une version pour orchestre en 1911 et un ballet en 1912.

Comme s’ils voulaient rendre hommage à ces enfants de six et dix ans, pour lesquelles la musique a été écrite, Martha Argerich et Shani Lahav jouent la suite de cinq petites pièces simples avec une légèreté et une finesse toutes enfantines, comme le feraient avec leurs petits doigts Mimi et Jean s’ils y étaient arrivés. Argerich et Shani nous racontent La Pavane de la Belle au bois dormant, Le Petit Poucet, La Laideronnette, Impératrice des Pagodes, Les Entretiens de la Belle et de la Bête et Le Jardin féerique avec le charme et la douceur de grands enfants qu’ils sont.

La Valse de Maurice Ravel

La Valse, la dernière composition de Ravel du programme, est un poème symphonique pour orchestre que Ravel écrit entre 1919 et 1920 à l’attention de Misia Sert. Dès 1906, Ravel envisage de composer une valse en hommage à Johann Strauss pour le ballet, mais le projet, initialement conçu avec l’accord de Serge Diaghilev, est interrompu par la Première Guerre mondiale. Le cataclysme bouleversera Ravel. La Valse qu’il composera après la guerre et la mort de sa mère sera beaucoup plus ambitieuse que prévu. Ravel décrira son œuvre comme “une extase dansante, tournoyante, presque hallucinante, un tourbillon de plus en plus passionné et épuisant de danseuses, qui se laissent déborder et emporter uniquement par la valse.” La Valse, qui est une véritable apothéose de la valse viennoise, “une évocation de la grandeur, de la décadence puis de la destruction de la civilisation,” sera d’abord écrite pour le piano seul, puis transcrite pour deux pianos, avant de connaître sa version orchestrale définitive. En avril 1920, Ravel présente la version pour piano à Diaghilev qui refuse de représenter La Valse avec les Ballets russes. Igor Stravinsky, également présent ce jour-là, se tait. Son silence face au rejet de Diaghilev brisera à jamais les relations entre les deux amis.

Martha Argerich et Lahav Shani nous livrent une Valse éclatante et puissante, musicalement et émotionnellement. Faisant alterner de nombreux passages très contrastés avec tonus, Argerich et Shani amènent la valse à un final déchaîné, furieux et conquérant. Le public, transporté, applaudit avec une insistance rare qui se terminera par une ovation debout et trois bis : la Sonatina de l’Actus Tragicus BWV 106 de Jean-Sébastien Bach, la Danse de la Fée Dragée (Casse-noisettes) de Tchaïkovski et le 2e mouvement de la Suite N°2 de Rachmaninov. Une soirée mémorable !

Visuels : © Caroline Doutre

Cannes 2023 : une Quinzaine des cinéastes sous le signe du doute et des essais
Blooming girls : jeunes filles en fleur (et en chair)
Hannah Starman

Publier un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Your email address will not be published. Required fields are marked *


Soutenez Toute La Culture
Registration