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Festival de Pâques Aix en Provence: Semyon Bychkov et le Czech Philharmonic livrent une Sixième de Mahler monumentale

Festival de Pâques Aix en Provence: Semyon Bychkov et le Czech Philharmonic livrent une Sixième de Mahler monumentale

06 April 2023 | PAR Hannah Starman

Ce 4 avril, au Grand Théâtre de Provence, l’Orchestre Philharmonique Tchèque sous la baguette de son directeur musical, le grand mahlérien Semyon Bychkov, nous livre une Symphonie N°6 de Mahler puissante et hiératique, qui assume sa démesure sans pêcher par l’excès de pathos ou les contrastes trop violents. Une interprétation magistrale aux sonorités étoffées et éclatantes du légendaire l’ensemble praguois ravit le public aixois.

L’histoire mahlérienne du Czech Philharmonic

À la tête de l’Orchestre Philharmonique Tchèque depuis 2018, le chef russo-américain, Semyon Bychkov, connu pour ses remarquables interprétations de l’œuvre de Dmitri Chostakovitch, s’est lancé dans l’enregistrement de l’intégrale de Gustav Mahler, la première que l’ensemble praguois réalise depuis celle dirigée par Vaclav Neumann, il y a 40 ans. Le lien entre la Philharmonie Tchèque et Mahler est aussi naturel qu’il est historique. Né à Kaliste en Bohème, Mahler puise dans ses racines bohémiennes tout au long de sa vie et il dirigera la première mondiale de sa Septième symphonie avec l’Orchestre Philharmonique Tchèque à Prague en 1908.

Il écrit sa Sixième symphonie, dite “Tragique,” entre 1903 et 1904, pendant une période exceptionnellement heureuse de sa vie. Il vient d’épouser Alma Schindler en 1902 et sa première fille, Maria, naît en novembre de la même année. Alma accouchera de sa seconde fille, Anna, en juin 1904, pendant la composition de la Sixième dont la création aura lieu à Essen en mai 1906. Pourtant, la Sixième est la plus troublante de ses symphonies. Dans ses mémoires, Alma Mahler en parle comme s’il s’agissait d’une prémonition funeste des malheurs qui frapperont le compositeur en 1907 : la mort de sa fille Maria, sa propre maladie et sa démission de l’Opéra de Vienne. Quoi qu’il en soit, pendant les répétitions pour la création de l’œuvre en 1906, Mahler change l’ordre du second et troisième mouvement. Dans la deuxième parution de la partition, le Scherzo, initialement prévu avant Andante, se trouvera alors après Andante et les trois interprétations de la Sixième que Mahler dirigera lui-même suivront cet ordre-là. Toutefois, après le décès de Mahler, sa veuve instruit Willem Mengleberg que l’ordre original Scherzo/Andante devrait être restauré. Depuis lors, les deux écoles coexistent. Semyon Bychkov, comme Vaclav Neumann, Herbert von Karajan, Leonard Bernstein, Pierre Boulez et beaucoup d’autres avant lui, choisira l’ordre original.

La Sixième : une symphonie de tous les excès

Le premier mouvement, Allegro energico, ma non troppo, est une marche vigoureuse, débordant d’une détermination féroce, de bonds énergiques suivis par des plongeons vertigineux. Bychkov et le Czech Philharmonic exécutent cette montagne russe d’émotion avec une retenue vibrante. Les éclats de cordes sont particulièrement remarquables (et remarqués). On y retrouve la sonorité ronde et veloutée qui caractérise l’ensemble praguois. A l’instart de l’Adagietto de la Cinquième, le thème passionné porté par les violons aurait été écrit pour Alma. Comme pour refléter leur relation tumultueuse, cette déclaration d’amour se dissout dans une nouvelle marche, plus insistante encore. Cette altération entre les passages tendres et les rythmes martiaux impétueux et sombres, qui n’est pas sans rappeler la négociation impitoyable des rapports de force dans le couple Mahler, évolue vers une fin sans résolution.

Le Scherzo, “une parodie amère des éléments du premier mouvement” établit une ambiance menaçante. Les rythmes insistants et sarcastiques d’une dance funeste, l’orchestration accablante et titubante, percée par les aigus des bois et les claquements du xylophone, rappellent l’œuvre de Chostakovitch et expliquent sans doute l’attirance de ce dernier pour la gigantesque Sixième. Mahler y introduit des sonorités surprenantes, telles que les cloches de vaches, les Herdenglocken, qui expriment, selon lui, “le dernier salut de la Terre avant de pénétrer dans la solitude lointaine des sommets rocheux.” Les trilles joués par les bois et des entrées des cuivres évoquent une vision de solitude et d’angoisse. Le violon solo, la clarinette et les cloches de vaches parachèveront cette méditation en rien apaisante car l’anxiété obsédante reviendra en force dans les dernières minutes du mouvement. Bychkov cisèle, avec le Czech Philharmonic, un son ample et fluide qui ne manque pas de nuance même si on l’aimerait plus tranché, voire plus rêche.

Une œuvre prémonitoire

Après le Scherzo, Bychkov marque un bref arrêt pour s’essuyer le front et permettre à l’orchestre d’accorder leurs instruments. Le maestro pose sa baguette et dirige l’Andante avec les mains. Il sculpte le son mélancolique et subtil d’une beauté bouleversante, qui rappelle la “Vision du ciel de l’enfant” de sa Quatrième, avec des mouvements ondulants d’une grande douceur. Les cordes et les vents du Czech Philharmonic sont particulièrement mis en valeur dans ce mouvement qui alterne l’ambiance sereine de grands espaces avec des passages sombres et tourmentés. Le finale de la Sixième est sans aucun doute le mouvement le plus prémonitoire des cataclysmes du 20e siècle de toute l’œuvre de Mahler. La musique étrange se déploie comme un cauchemar acharné. Les violons, fortissimo, reprennent le thème d’Alma du premier mouvement. Les thèmes martiaux seront repris dans une accélération qui évoque la lutte, la chute, la relève et la rechute du héros. À deux reprises, le marteau géant en bois retentira pour frustrer la déflagration finale, triomphale et libératrice. Telle un guerrier exténué qui s’écroule sur un champ de bataille silencieux et nauséabond, la Sixième s’évanouira après un dernier fracas en la mineur de l’orchestre entier.

Bychkov, dos vers la salle, s’essuiera le visage et la nuque et rangera son mouchoir dans sa poche. Le public, respectueux et chaleureux, attendra dans un silence de recueillement, jusqu’à ce que le maestro septuagénaire ne se retourne vers lui. Des applaudissements et des bravos enthousiastes éclateront. Les spectateurs, bousculés par tant de beauté ravagée, ovationneront Semyon Bychov et le Czech Philharmonic pendant plus de dix minutes et échangeront les premières impressions : “royal,” “incroyable”, “magistral.” Une Sixième gigantesque que l’on se réjouit de retrouver enregistrée prochainement.

Visuels : © Festival de pâques – Caroline Doutre

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Hannah Starman

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