La nouvelle et le récit fragmenté de notre époque
La nouvelle comme genre littéraire nait dans le flou entourant sa définition, condition de laquelle elle ne sortira plus. À partir de la diversité des désignations utilisées dans les différentes langues, on a l’impression que l’indétermination n’investit pas uniquement le langage utilisé pour s’y référer mais aussi le genre en lui-même. Une multiplicité de noms et de nuances qui semble s’adapter au foisonnement et à la fragmentation de notre époque contemporaine.
Si la langue française utilise le mot « nouvelle » en la différenciant de « roman » surtout pour des questions de longueur, en espagnol comme en anglais, en revanche, c’est le mot « novela », « novel », qui désigne la forme du roman. « Short story » ou « racconto breve » en italien sont les expressions utilisées pour se référer à la nouvelle en tant que texte littéraire qui s’étale sur un nombre de pages réduit par rapport au roman. Mais cette référence à la longueur, fumeuse et imprécise elle aussi, ne fait que répéter la difficulté de toute tentative de définition.
L’on dirait effectivement un genre né de nos jours, comme reflet bien véridique d’une époque qui s’amuse à émousser toute frontière. Et pourtant, il faut le rappeler, le genre de la nouvelle trouve ses origines à la fin du Moyen Age, quand le Décameron de Boccace en a résumé les quelques traits qui ont survécu jusqu’ à nous.
L’indécision des contours n’a donc pas empêché à ce genre d’évoluer et de s’adapter aux différentes époques, d’en absorber les marques saillantes et de conserver sa propre indépendance par rapport à toute catégorie. Au XIXème siècle notamment, à l’époque du développement de la presse quotidienne, la nouvelle s’assujettit au format des journaux et aux logiques commerciales qui imposaient un rythme soutenu aux écrivains.
C’est depuis cette époque qu’on associe la nouvelle à la rapidité, qu’on lui reconnaît la capacité de réfléchir l’extrême accélération de la vie de l’homme moderne. Rapidité de la lecture mais aussi de la narration : la mesure narrative de la nouvelle permet de capturer des instants et de les condenser en quelques phrases. E.A. Poe parle de moments épiphaniques pour décrire les instants autour desquels la nouvelle se cristallise : il s’agit de moments de révélations fugaces, de rencontres, de conflits, où le sens semble se condenser pour des raisons qui n’appartiennent pas à une logique rationnelle. Cette intermittence, cette fragmentation de la signification fait de la nouvelle un genre littéraire parfaitement adapté à notre présent, où nos connaissances éparpillées manquent d’un système-cadre qui les contienne et les organise hiérarchiquement. Si ce système s’identifiait au Moyen Age avec la religion, et au siècle dernier avec les idéologies religieuses, à notre époque, le manque d’une pensée partagée et unie est flagrant.
La nouvelle aujourd’hui
Que devient la nouvelle dans un contexte qui semblerait si adapté à son épanouissement ? La place du genre littéraire privilégié appartient encore certainement au roman. Pourtant, il y a un réseau un peu excentrique d’écrivains de nouvelles qui décrivent parfaitement cette cohérence historique entre la fragmentation littéraire et les mesures morcelées (temps, espace, connaissance) dans lesquelles nous sommes immergés. Quelques revues électroniques interprètent de façon rémarquable le lien entre le rythme narratif de la nouvelle et notre connaissance “hypertextuelle” : on signale en particulier Rue Saint Ambroise qui s’intéresse à la nouvelle contemporaine, du point de vue à la fois artistique et théorique.
Dans la littérature française, le prix Nobel 2008 Jean-Marie Gustave Le Clézio a présenté, il y a quelques mois son nouveau recueil des nouvelles, Histoires du pied et autres fantaisies. Et il a affirmé son style poétique et évocateur qui s’adapte si bien à la nouvelle. Toujours en France, Hervé Le Tellier, Dominique Fabre et beaucoup d’autres jeunes écrivains perçoivent dans ce genre littéraire une compatibilité spéciale avec leur propre sensibilité historique. Parmi les nombreux écrivains anglophones de nouvelles, nous attirons l’attention sur Chris Adrian, dont le dernier recueil, Un ange meilleur, vient de sortir en traduction française. La force descriptive de cet écrivain réside dans son habileté à confondre le corporel et le surnaturel de façon troublante : à travers ses mots, sa formation de médecin se confond avec une sensibilité littéraire visionnaire.
L’écho magique du fragment
Ces écrivains traduisent tous, avec leur propre style, la rencontre du quotidien et de l’extraordinaire, avec l’intervention de suggestions poétiques, cinématographiques, musicales. Par ailleurs, les références concrètes à d’autres disciplines comme la médecine par exemple, démontrent la perméabilité de ce genre à la pénétration d’éléments éloignés du genre narratif tout court. D’ailleurs, tout en renforçant son caractère hétérogène et fragmentaire, ce croisement de dimensions permet aussi l’expression d’un sens qui tient du magique, voire du fantastique au sens de Tsvetan Todorov : « l’hésitation éprouvée par un être qui ne connait que les lois naturelles, face à un évènement en apparence surnaturel ».
L’élément “insolite” contenu dans les nouvelles écrites de nos jours semble décrire parfaitement le caractère double de la fragmentation caractérisant notre époque : si notre temps manque d’unité et d’une cohésion d’ensemble, c’est pourtant dans ces espaces émiettés, dans les petits événements de tous les jours, pendant des moments d’intuitions instantanées, intermittentes que notre vie semble gagner du sens.