« Souvenirs dormants » de Patrick Modiano, spectre de l’oubli
Silencieux depuis son prix Nobel en 2014, Patrick Modiano est de retour avec un texte troublant. Exercice de remémoration, ou inventaire de l’oubli, « Souvenirs dormants » détaille avec soin les moindres vibrations de la mémoire.
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Ce que l’on aime chez un écrivain, ce sont ses obsessions. Rien de plus ennuyeux qu’un écrivain dépossédé. Les obsessions de Patrick Modiano fascinent. Astronaute de la mémoire il arpente depuis plus de quarante ans les rues de Paris à la recherche des traces des « anciens décors ». Il gratte, il époussette. Qu’est-ce qui se cache sous les sédiments des jours accumulés ? « Souvenirs dormants » est fidèle à l’écrivain. Le titre d’un livre entr’aperçu sur les quais ouvre les trappes de la mémoire. L’évocation du passé déclenche un relevé précis : que reste-t-il de l’époque où il fréquentait Geneviève Dalame, Madeleine Péraud, Martine Hayward ou Mireille Ourousov ? Le lecteur ne suit pas un récit, il découvre une poétique. Les vibrations de la mémoire et de l’oubli sont disséqués dans une atmosphère de rêve éveillé. Plus encore que dans n’importe lequel de ses livres, Patrick Modiano nous entraîne dans sa marche de somnambule, guidé par ses « livres de chevet » qui ne sont pas des volumes de poésie ou les œuvres complètes d’un écrivain, mais des ouvrages, souvent du XIXème siècle, autour de thèmes philosophiques ou ésotériques aux titres évocateurs : « Les rêves et les moyens de les diriger » (Hervey de Saint Denis, 1867), « L’éternité par les astres » (Blanqui, 1872). Curieusement, chez Modiano, le temps ne passe pas, il s’épuise. « Souvenirs dormants » est une illustration de plusieurs théories dont celle de ‘l’éternel retour du même’ : « (…) je n’avais pas l’impression que le temps avait passé. Au contraire, il s’était arrêté, et notre première rencontre se répétait avec une variante : la présence de cet enfant. Il y aurait d’autres rencontres avec elle, dans la même rue, comme les aiguilles d’une montre qui se rejoignent chaque jour à midi et à minuit. » Les impressions, les sensations défient la linéarité du temps, sa réalité. Dans ce cadre, se souvenir, c’est peut-être faire l’inventaire de ce que l’on a oublié. L’obsession de l’oubli confine à un désir de disparition : partir sur des chemins en suivant un itinéraire griffonné sur la page arrachée d’un agenda, retrouvée entre les pages d’un livre : « À l’époque, j’avais dû me servir de ce feuillet comme marque-page. Ou alors, j’avais acheté d’occasion ce livre sur les quais, et le feuillet y était déjà. » En suivant l’itinéraire d’un autre, l’écrivain exerce une fonction collective de la mémoire. L’identité devenue incertaine, la disparition se concrétise. Elle fait de « Souvenirs dormants » un livre d’une grande et étrange beauté, un livre que l’on relira, encore et encore.
Patrick Modiano, Souvenirs dormants, Éditions Gallimard, octobre 2017, 112 pages, 14,50€
Visuel : couverture du livre