
« Quiconque exerce ce métier stupide mérite tout ce qui lui arrive » de Christophe Donner : de la littérature au cinéma
À l’heure où nous rédigeons ces lignes, le couperet est tombé : Christophe Donner n’a pas été retenu sur la première liste pour le Goncourt 2014, malgré des avis très favorables de l’ensemble de la presse. Pourtant, sous le titre Quiconque exerce ce métier stupide mérite tout ce qui lui arrive, son dernier opus mérite toute notre attention, par sa forme plus originale qu’elle n’en a l’air de prime abord.
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Brisons d’emblée le suspense, comme le fait la 4e de couverture : c’est Orson Welles, qui se cache derrière ce titre-fleuve à la saveur ironique. Du septième art il sera donc question, autour de légendes du cinéma français des années 1960 et 1970. Pourtant, l’ouvrage porte bien l’étiquette de roman : enquête sur un infragenre.
Dès la première scène, Christophe Donner met en place ce ton si particulier dont il ne va plus se départir jusqu’à la dernière page : l’épisode relaté est le suicide avéré du producteur de cinéma Raoul Lévy, d’une balle dans la tête, un soir de 1966, sur le palier d’Isabelle Pons à Saint-Tropez. La narration est efficace, les dialogues sont simples, le rythme est serré.
Comme beaucoup de romanciers, Christophe Donner s’approprie là un fait divers, et les personnages d’un milieu, pour composer la trame de son roman. Mais ce qui frappe ici, c’est sa formidable capacité à transformer la littérature en cinéma, telle une mise en abyme troublante qui voit ces réalisateurs maudits et ces producteurs cupides, que le cinéma rend fou, devenir les acteurs de leur propre vie.
Ainsi, le lecteur est guidé au millimètre, son imaginaire s’accorde avec l’objectif du narrateur, qui met en scène, discrètement mais habilement, notre lecture. Les plans s’enchaînent, les zooms et les travellings se succèdent, les corps occupent l’espace.
Godard traverse la pièce jusqu’au Dom Pérignon, avec son cheveu sur la langue, car même quand il se tait, Godard a un cheveu sur la langue, et même derrière la fumée très épaisse de ses lunettes, son œil frise. Rassam dégage le passage, les toiles d’araignée, les regards, il soulage Godard, et ce faisant, ce n’est plus Godard qui fait son entrée, c’est Rassam qui annonce l’entrée de Godard. Il fait signe à Annie de ramener sa fraise. p. 103
Véritable anthologie des films des années 1970, le roman prend toute son ampleur à l’aune des portraits croisés qu’il brosse : Jean-Pierre Rassam, producteur génial qui devait mourir d’une overdose, emporte tout sur son passage, porté par une énergie exceptionnelle ; le caractériel Maurice Pialat lutte contre ses démons intérieurs ; et surtout Claude Berri, dont le portrait en demi-teinte sonne très juste, plein d’une tendresse amère.
Et pourtant, aucune nostalgie encombrante ne vient alourdir notre lecture, grâce au rythme narratif enlevé. De quoi regretter que Donner n’ait pas été retenu sur cette fameuse liste…
Quiconque exerce ce métier stupide mérite tout ce qui lui arrive, de Christophe Donner. Éditions Grasset. Août 2014. 300 p. Prix : 19€.