“Le Scribe” de Célia Houdart, comme un pont jeté sur des eaux troubles
Sixième roman de l’écrivaine Célia Houdart, « Le Scribe » publié aux Éditions P.O.L suit les pas d’un jeune mathématicien indien dans le Paris d’aujourd’hui. Texte d’une remarquable virtuosité, « Le Scribe » éblouit par une écriture ciselée et un propos engagé. Un livre à ne surtout pas manquer.
Chandra Roy est un jeune mathématicien bengali. Doctorant il arrive à Paris pour terminer sa thèse à L’Institut Henri-Poincaré. Il découvre l’île Saint-Louis, la Seine, il rencontre Mary et Dimitri, étudiants tout comme lui. Ses logeurs, Klemens et Ingrid sont polonais et dirigent la saison culturelle de la Société Historique et Littéraire Polonaise. Chandra entretient un lien étroit avec sa famille à Calcutta grâce à Skype : ses deux petites sœurs, Sharmila et Sweety, sa grand-mère Indir, sa mère, Roshan, universitaire et son père, Manoj, directeur d’une station de traitement des eaux à Alampur. Entre la France et l’Inde, entre la Seine et le fleuve Hooghly, « Le Scribe » nous raconte l’histoire d’un changement de perspective à travers la mise en parallèle de deux eaux. C’est un roman d’une très grande virtuosité et l’on retrouve tout ce que l’on aime chez l’écrivaine : une écriture ciselée avec soin où chaque mot à sa bonne place et son poids juste, une narration habile, sans à-coups, équilibrée, un propos engagé.
Écrire, étymologiquement, c’est graver et Célia Houdart excelle dans cet art. Il n’est pas étonnant que Chandra, son personnage, soit non seulement « croqué » avec beaucoup de précision mais qu’il soit également fasciné par les signes et les inscriptions marqués jusque dans la chair minérale de la ville. Le roman s’ouvre d’ailleurs sur une considération graphique liée à l’écriture : « Les yeux du douanier restèrent un moment fixés sur les lignes du passeport qui n’étaient pas écrites en anglais. Il avait pourtant déjà eu, à plusieurs reprises, l’occasion de contrôler l’identité de passagers en provenance de New Delhi, Bombay ou Calcutta. Mais cette fois encore le hindi, sans majuscules, avec ses ligatures et ce trait horizontal supérieur qui liait les caractères entre eux, le fascinait. » Chandra regarde de toutes ses forces. Il écoute aussi : « Par le vasistas entrouvert de sa chambre, il pouvait entendre le son d’une radio qu’écoutait un voisin, une bouilloire électrique et les bribes de conversations. Rien ne le gênait vraiment. Cela dessinait autour de lui un paysage invisible, déjà familier, qu’il aimait retrouver, et qui l’aidait même à se concentrer. »
Mais « Le Scribe » n’est pas le simple récit de la découverte d’une ville inconnue. C’est tellement plus. C’est un roman qui voit au-delà des frontières, qui relie les hommes et les femmes entre eux et qui porte en lui des inquiétudes contemporaines. En arrivant à Paris, Chandra fait l’expérience d’une atmosphère teintée de suspicion « Chandra, toujours sans broncher, et malgré ses efforts pour faire bonne figure et se persuader qu’il était reçu par un vieil homme inquiet, peut-être aussi un peu malade, pressentit soudain tout un monde qui n’était guère engageant ». De son côté, à Calcutta, son père fait face à un problème majeur. À travers l’eau, c’est tout un propos sur l’état de notre monde qui se construit, petites touches par petites touches. Célia Houdart ne vitupère jamais (et à quoi bon ?), elle ne dénonce pas, elle constate avec clarté et tranquillité. Au-delà, l’écrivaine montre avec ce nouvel opus que nous sommes tous reliés, d’une manière ou d’une autre et que nous passons le meilleur de notre temps à contempler les choses et à nous trouver dans le regard des autres.
Célia Houdart, Le Scribe, Éditions P.O.L, mars 2020, 208 pages, 18€