
“Le plus et le moins” de Erri de Luca : une vie ouvrière
Homme de lettres italien, Erri de Luca est aussi une figure engagée : en 2015, on l’a vu aux prises avec la justice italienne, qui le jugeait pour “incitation au sabotage” sur le chantier du tunnel pour le TGV Lyon-Turin. Relaxé en octobre dernier, il nous revient sous un jour plus littéraire, avec la parution en français de son dernier opus, Le plus et le moins.
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Après avoir quitté ses parents tôt dans sa jeunesse, Erri de Luca a dû assurer sa subsistance, ce qui a lui a valu de connaître bien des métiers, de l’usine aux chantiers de construction. Loin de fuir cette condition, il en a fait le terreau de son écriture – consigner l’épuisement du corps gourd au terme d’une journée de labeur, éprouver l’humanité, la solidarité, la fraternité de ses compagnons d'(in)fortune, se ressourcer auprès de montagnes gravies à la force de ses mains burinées.
Ce napolitain d’origine – mû par un attachement viscéral à la cité parthénopéenne – serait bien trop pudique pour livrer ses mémoires. À l’âge où d’autres prennent leur retraite, il s’attable pour coucher des réflexions à la fois concrètes et fugitives sur cette vie, une vie d’ouvrier accompli. Qu’en reste-t-il ? De quoi est faite l’enfance, qui vous colle aux semelles toute votre vie, tels les livres que dévorait déjà son père dans sa “maison de papier” ? Qu’est-ce qui vous pousse à quitter un endroit pour aller voir ailleurs si d’autres n’ont pas besoin de vous, comme les habitants de Sarajevo lors du siège de leur ville ?
Traduit avec une grande subtilité par Danièle Valin, sa fidèle traductrice en français, le texte se lit comme de la poésie en prose et nous invite à emboîter le pas à leur auteur. Un texte sans recul au sens strict, au plus près des émotions et sensations physiques vécues à travers le prisme de territoires géographiques sondés jusqu’à la lie.
Les luttes politiques transparaissent évidemment au cours de cette longue route, de ce XXe siècle qu’Erri de Luca interprète comme celui des révolutions de jeunesse, dont il est fier d’avoir fait partie. Ressortent également ses liens à la fois distants et très proches avec ses parents, avec l’île adorée d’Ischia, ainsi que quelques échappées au coeur des textes bibliques qui nous font penser au Royaume d’Emmanuel Carrère.
Un texte fort et émouvant, complété par trois poèmes réunis sous le titre de Gabarit réduit.
“Aujourd’hui, je sais que le voyage est un mot noble et se réfère seulement à ceux qui le fond à pied. Nos billets d’aller-retour vers des lieux plus ou moins éloignés doivent être appelés des déplacements. Le voyage est un chemin sans billetterie ni date de retour. Les migrateurs voyagent, eux qui traversent à pied l’Afrique et l’Asie, pour enlever leur bagage de leur dos face à la Méditerranée.” p. 121
Erri de Luca, Le plus et le moins, traduit de l’italien par Danièle Valin, Éditions Gallimard, collection Du monde entier, 208 p., 14,50€
Paru le 2 mai 2016