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Jean-Michel Jarre : “Avec Mélancolique Rodéo, j’ai essayé d’emmener le lecteur dans quelque chose d’inattendu.”

Jean-Michel Jarre : “Avec Mélancolique Rodéo, j’ai essayé d’emmener le lecteur dans quelque chose d’inattendu.”

02 October 2019 | PAR Gregory Marouze

Jean-Michel Jarre, le créateur des mythiques Oxygène et Equinoxe, sort Mélancolique Rodéo : son autobiographie. Le pionnier de l’electro a reçu Toute La Culture chez lui pour évoquer ces mémoires franches, passionnantes, au style romanesque détonnant. Ce fut aussi l’occasion de parler musique, création, concerts et intelligence artificielle.

 

Le mot clé de votre autobiographie, et qui revient à plusieurs reprises, semble être “oxymore”. Et ce, dès le titre Mélancolique Rodéo. Le lecteur s’attend à lire des mémoires or il découvre un ouvrage romanesque bien que rien ne soit inventé. On vous découvre mélancolique, sentimental alors que vous travaillez sur des machines. La musique que vous créez sur ces machines est aussi un oxymore. Elle pourrait être froide mais est, au contraire, mélancolique, sentimentale et émouvante.

Jean-Michel Jarre : Je n’ai rien à ajouter (rires). Ça me touche beaucoup car ce livre est en lui-même un oxymore. On se fait piéger quand on commence à écrire. Je fais une petite digression mais je commence le livre avec cette collaboration que j’ai eue avec Anthony Burgess *. On avait ce projet, qui n’a jamais abouti, d’écrire ce Winter Garden, qui était une sorte de thriller musical. Et il m’expliquait que, quand il commençait un roman, il mettait les personnages autour de la table. Puis, il commençait à les observer et ils commençaient à prendre vie. Qu’est-ce qui est intéressant dans une œuvre d’art quelle qu’elle soit ? C’est d’être surpris, et c’est en fait, finalement, l’apologie du paradoxe. C’est à dire : on regarde un film, on suit une histoire, on regarde une peinture, et ça vous surprend. Cela vous emmène là où vous ne pensiez pas que vous iriez. Qu’est-ce qu’un oxymore ? J’ai toujours aimé cette idée d’assembler deux choses qui ne vont pas, à priori, ensemble. Mais qui font que 1+1 = 3 ! C’était ça aussi par rapport au livre. C’est à dire de mettre à la fois en perspective mon grand-père, ma mère, mes synthés, la Chine, tout ce qui a pu m’arriver (où j’ai l’impression d’avoir vécu plusieurs vies), ce que les gens n’ont pas forcément réalisé par rapport à mon parcours, c’était aussi ça que j’avais envie de mettre en perspective. Et il n’y a rien de mieux sur le plan de l’expression littéraire que l’oxymore. De pouvoir arriver de mettre des choses qui, à priori ne vont pas ensemble, mais qui vont donner un résultat qui, je l’espère, va être plus que les deux éléments séparés.

 

Dans Mélancolique Rodéo, on découvre que vous étiez peintre. Le fait d’avoir abandonné la peinture au profit de la musique, est-ce un regret ou une continuité ?

Quand je dis que j’ai hésité entre la peinture et la musique, ce n’est pas complètement vrai. Je ne savais pas exactement ce que j’allais faire. En fait, je continuais les deux et à un moment donné, la musique a pris le pas. Ça n’a pas vraiment été un choix. Mais effectivement, le visuel a toujours été dans ma source d’inspiration, dans ma manière de travailler. Ça m’a beaucoup aidé pour imaginer la scénographie des concerts, de me poser la question (à un moment où peu de gens se la posaient) de savoir comment créer une performance scénique à partir de la musique au-delà d’un concert de jazz, de musique classique ou autres. A l’époque, quand je commence à faire des concerts en intégrant beaucoup de technologie et techniques visuelles, les groupes de rocks comme les Stones, U2, etc… sont encore des groupes de rock traditionnels qui utilisent des lights traditionnels. D’où, d’ailleurs, la réflexion, je suppose, de Mick Jagger, qui est venu au concert de la Concorde et qui me dit « J’ai jamais vu ça ». Ce qui était un très grand moment pour moi. Et du coup, la peinture que je faisais au nom de ce frère imaginaire (ce que je raconte dans le livre) m’a servi pour continuer à m’exprimer visuellement. Dans le livre, je parle du concert de Christophe que j’ai mis en scène. C’était pour moi plus que des travaux pratiques. J’avais envie (et je l’ai toujours) d’exprimer le son à travers les mots. D’utiliser plus le son des mots que leur sens. Ça va avec. Donc, finalement, je n’ai jamais abandonné la peinture. En fait, c’est ça que je voulais vous dire. J’ai continué sous une autre forme à m’exprimer visuellement.

 

Votre musique est cinématographique. Comment créez-vous ? Avez-vous des images qui vous arrivent ? Ou des sons ?

C’est très étrange parce que pour moi, les sons sont des images. C’est difficile à expliquer mais je ne suis jamais aussi heureux (aujourd’hui plus que jamais), et les gens qui m’entourent le savent, d’aller travailler. Je passe des heures à aller travailler sur des sons. C’est une jubilation complète ! J’approche les sons comme je le faisais avec la peinture : de manière très organique et tactile. Et au fond, je n’ai pas nécessairement de paysage ou de description que je voudrais illustrer de manière sonore. Ce n’est pas du tout ça. C’est plutôt une approche visuelle du son. C’est difficile de le dire mais c’est plus comme quand vous mélangez des couleurs. Sur le plan visuel, je parle plus de peinture abstraite et non figurative, que de peinture figurative. Mais finalement, c’est très très proche. Quand on mélange les textures etc… c’est un peu la même chose que de mélanger, pour moi, les formes d’ondes, les sons. Et c’est cette espèce d’approche de peintre, de cuisinier, qui me rend très heureux. C’est à dire, le fait de fabriquer des sons. Finalement, c’est un mélange très particulier de ce que j’entends et de ce que j’imagine visuellement. Ce ne sont pas nécessairement des choses précises. Ce ne sont pas des paysages ou des choses que je voudrais exprimer, qui viennent du visuel ou de ce que j’ai vu. En fait, derrière cette question, se pose une autre question : d’où vient une idée musicale ? Pour moi, elle vient du bruit des fourchettes, là, qu’on entend. Et puis, en même temps, du bruit des klaxons dans la rue. Et puis de morceaux de conversation qu’on a ensemble. D’un bout de série télé ou de film, que j’ai pu voir la veille. Et tous ces éléments, de manière complètement aléatoire, vont donner naissance à une idée (bonne ou mauvaise) dans un jour, dans une semaine, dans un mois. C’est finalement d’être comme une éponge, mais une éponge souvent inconsciente. Mais on peut être aussi dans un état d’éponge consciente. C’est à dire d’aller piquer et voler un maximum de choses qu’on aime, ou qu’on n’aime pas (à contrario) mais qui peuvent être utiles à l’inspiration. Par exemple, moi je suis un fou, je consomme énormément de films et de série télé. Visuellement, ça m’inspire beaucoup ! Quelque chose qui va dans la même direction, c’est que j’ai besoin d’aller dans les expos. Quand je suis allé à la Biennale de Venise, j’y suis allé avec ma compagne Gong Li, car elle présentait un film là-bas. Mais je me suis quand même échappé une journée pour aller à la Biennale, qui est l’un des endroits que j’essaie de ne jamais manquer. Parce qu’il y a à mon avis 90% de choses qui ne sont pas très intéressantes. Mais il y a toujours 10% … Comme disait Dali, il y a toujours des choses à gratter (rires). C’est exactement ça (rires) !

Quand on lit le livre, on se dit qu’au fil des ans, des décennies, vous auriez pu vous enfermer dans une tour d’ivoire. On se rend compte dans Mélancolique Rodéo, à quel point vous êtes connecté au monde. Vous allez souvent jouer dans les endroits où justement ça ne va pas bien. Pour être un véritable artiste, faut-il savoir rester connecté à son temps, son époque, à la politique ? Parce que sinon la source se tarit ?

A la limite, c’est un sujet de philo. J’ai quatre heures (rires) ! C’est une question intéressante, que je n’ai jamais entendue. Il y a ce va et vient pour un artiste d’être obligatoirement dans ce qu’on appelle une tour d’ivoire. C’est à dire d’avoir des moments d’isolement où on va créer. Seul ! Gong Li est la première personne qui peut être avec moi jour et nuit en studio. Non seulement ça ne me gène pas, mais ça me nourrit ! Mais sinon, c’est impossible ! Je ne peux pas travailler s’il y a des gens autour. C’est vachement compliqué pour moi. Et donc, il y a ce besoin de solitude. Mais solitude ne veut pas nécessairement dire isolement. Et quand je suis en studio depuis un moment, j’ai envie d’être sur scène. Et après, quand je suis sur scène depuis un moment, j’ai envie d’être à nouveau en studio. Ce qu’on fait est nécessairement le reflet de la Société dans laquelle on se trouve ! Les mouvements musicaux, le jazz, le Bauhaus, l’Impressionnisme, le Futurisme, etc… Léonard de Vinci et ses machines, c’est le reflet du temps ! C’est le reflet du temps dans lequel ces artistes s’expriment ! Forcément, c’est lié à ça ! Et forcément, on est des éponges. Et c’est vrai que la politique, au sens grecque du terme, a une influence sur la manière dont les artistes vont s’exprimer à un temps T. En ce qui me concerne, à partir du moment où les concerts que je fais, en dehors des tournées, sont dans des lieux publics, ça ne peut pas exister en dehors d’un contexte politique ou social. C’est la raison pour laquelle ces concerts ont un charme qui, je l’espère, est transmis dans ce livre. C’est que c’est à l’opposé du show-biz ! Ce genre de projet ne pouvait naître que dans un pays latin ! Les anglo-saxons, en production, sont formatés d’une manière totalement différente. C’est un métier. C’est une industrie. Les tournées doivent être formatées d’une telle manière. Et à partir du moment où on fait un concert où on ne sait pas où on va mettre la caissière, déjà ça va être très difficile ! On va mettre la caisse dans un endroit extérieur. Tout va être différent. Les paramètres sont différents. C’est aussi la raison pour laquelle vous pouvez faire des choses tout à fait différentes, que vous ne pourriez pas faire dans un type de production privée. Ce que je raconte dans le livre, c’est que le lien avec le politique devient intéressant et même excitant. Le fait de rencontrer des maires, des chefs d’États, par rapport à des projets qui sont très “Cineccita”. Le cirque n’arrêtera jamais de m’influencer. Et notamment cette approche latine des choses. Où, jusqu’à la dernière minute, on ne sait pas si les concerts vont avoir lieu. Si on va réussir à s’en sortir. Et finalement, un peu à la manière de Christo, la production, la préparation des concerts et peut-être aussi intéressante que le résultat lui-même.

Est-ce que vous pensez qu’une toute nouvelle forme de musique, qu’on ne peut pas encore envisager, puisse apparaître ? Qu’une musique puisse être exécutée, et même composée par des entités qui ne seraient pas humaines ?

Il faut faire très attention parce que, quand on dit ça, on va parler de transhumanisme, d’homme augmenté, et c’est l’inquisition. On se retrouve au XVème siècle et on va être brûlé comme des sorcières si on dit ce genre de choses… Mais en fait, ce que je dis dans le livre … et c’est pour ça que c’est un livre qui peut être mélancolique mais pas nostalgique, parce que moi je n’aime pas trop la nostalgie comme sentiment … j’aime bien quand la nostalgie est poétique mais quand elle est seulement liée au fait de se dire « Hier c’était mieux et demain ce sera pire », ce n’est pas vrai. Au XIXème siècle les gens pouvaient mourir d’un rhume, d’une grippe, parce qu’il n’y avait pas d’antibiotiques. Il y avait une espérance de vie de 40 ans. 90% de la planète crevait de faim. Ça ne veut pas dire qu’aujourd’hui, tout est parfait mais ça va quand même globalement mieux qu’il y a tout de même 150-200 ans ! Il y a toujours cette idée, génération après génération, de cette peur, d’un avenir dystopique. Probablement parce que c’est dans la chair de l’être humain. On sait qu’on ne fera pas partie de ce futur. Donc le futur est forcément sombre. Je pense sans psychanalyse de comptoir que c’est vraiment ça ! Je pense effectivement qu’à partir du moment où les émotions, les sensations, sont en fait des processus de connexion bioélectriques, biochimiques dans le cerveau, et qu’à partir du moment où les émotions sont de la chimie (sophistiquée, mais de la chimie), le jour où on pourra mettre cette chimie en équation, on peut très bien imaginer que des entités puissent être capables de créer de la musique, des scénarii originaux, de la musique de manière originale. Et donc, on va pouvoir (au lieu d’en avoir peur et d’imaginer un univers à la Terminator) en tant que créateurs, profiter de ça et pouvoir créer d’une manière totalement différente ! Je pense que les évolutions qui nous attendent sont encore beaucoup plus importantes que celles qu’on a vécues. C’est intéressant de voir que plus on va, plus les évolutions et révolutions sont drastiquement importantes. Et plus rapprochées.

Que vouliez-vous à tout prix réussir et à tout prix éviter avec Mélancolique Rodéo ?

Je ne me suis posé aucune de ces deux questions en faisant le livre. Je pense qu’un artiste, en général, fait d’abord les choses pour lui. C’est pas très sympa, mais je pense que c’est ça ! Et après, qui m’aime me suive ! En fait ce livre, je l’ai fait parce que c’était en phase avec l’idée de faire un livre (…). J’espère que ce livre pourra toucher les gens mais en même temps, c’est une autre manière de s’exprimer. Comme de faire une chanson, comme de faire un concert. Moi, je ne suis pas nécessairement un énorme fan des autobiographies. Je trouve souvent que les autobiographies sont un peu décevantes car elles ont un peu linéaires. Je prends un exemple, et en plus, c’est une autobiographie que j’ai beaucoup aimée : celle de Keith Richards. Keith Richards, c’est qui ? C’est le guitariste du plus grand groupe de rock du monde, qui s’est drogué toute sa vie. Finalement, on lit ça ! Avec quand même le contexte social de l’Angleterre des années 50-60. Mais on est dans un univers familier. Ce que j’ai essayé de faire avec ce livre, c’est justement d’emmener le lecteur dans quelque chose d’inattendu. C’est à dire de faire autre chose que de raconter l’histoire du mec qui a fait Oxygène. Et des grands concerts avec du laser.

* Auteur de Orange Mécanique

Entretien réalisé par Grégory Marouzé le 1er octobre 2019 à Paris 

Mélancolique Rodéo de Jean-Michel Jarre, 384 pages, 21€, Editions Robert Laffont

Parution le 3 octobre 2019

Remerciements Françoise Delivet-Guerand, Juliette Duchemin et Jean-Michel Jarre.

 

Visuel : Couverture du Livre

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Gregory Marouze
Cinéphile acharné ouvert à tous les cinémas, genres, nationalités et époques. Journaliste et critique de cinéma (émission TV Ci Né Ma - L'Agence Ciné, Revus et Corrigés, Lille La Nuit.Com, ...), programmation et animation de ciné-clubs à Lille et Arras (Mes Films de Chevet, La Class' Ciné) avec l'association Plan Séquence, Animateur de débats et masterclass (Arras Film Festival, Poitiers Film Festival, divers cinémas), formateur. Membre du Syndicat Français de la Critique de Cinéma, juré du Prix du Premier Long-Métrage français et étranger des Prix de la Critique 2019, réalisateur du documentaire "Alain Corneau, du noir au bleu" (production Les Films du Cyclope, Studio Canal, Ciné +)

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