
« Exterminez toutes ces brutes ! » de Sven Lindqvist, un voyage à la source des génocides.
Écrivain féru de voyages, Sven Lindvist est né à Stockholm en 1932. Il est également l’auteur de Terra Nautilus (Les Arènes), qui retrace l’anéantissement des aborigènes australiens. Exterminez toutes ces brutes remonte à la source des génocides mêlant les analyses philosophiques aux exemples historiques dans une construction littéraire digne des meilleurs romanciers. C’est la cinquième édition française de ce livre qui depuis vingt ans ne cesse d’être réimprimé.
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Les « brutes » sont les sauvages du nouveau monde, les cannibales, les rats humains, les noirs, les juifs, les jaunes… “Mais peu importe la couleur, un nègre reste un nègre”. Dans ce livre, Sven Lindqvist tente de décortiquer les mécanismes qui sont à l’origine des grands génocides de la planète. D’où vient cette conviction de l’extermination ? De la sélection naturelle de Darwin, en passant par la hiérarchie des races de Cuvier, les génocides ont toujours trouvé leur légitimité dans la notion de progrès. Le progrès par la punition, dont l’objectif est de sauver l’humanité de la barbarie en sacrifiant les races inférieures. “Car les ténèbres, la paresse et l’ignorance ne peuvent coexister avec les avancés des Lumières”. Il devient alors facile de tuer, sans aucune culpabilité. La mission impérialiste est un impératif éthique. Le colonisateur civilise les races inférieures et animales à coup de fouet. La supériorité technique comporte un droit indiscutable d’éliminer l’ennemi, même si celui-ci est sans défense, dans une fascination de l’horreur et l’admiration désuète pour une certaine bravoure ou un concept démodé de l’honneur.
Le colon tue le sauvage comme il chasse le lion au cours de safaris qui lui rapporteront quelques trophées qui viendront compléter la collection de têtes ou de mains coupées. Cette supposée supériorité de la race blanche, du modèle de la civilisation européenne est encore vivace dans nos sociétés contemporaines. Sur la durée, une société incapable de défendre le droit au travail sera-t-elle à même de défendre le droit de vivre ?
Sven Lindqvist évoque même le risque de succomber à la civilisation. Une disparition qui ne sera pas liée à une négligence, ou à une incapacité d’adaptation, mais à un massacre. Les impératifs de croissance économique justifieront ces massacres, ces génocides des “barbares” et des “brutes” que sont les juifs, les noirs, les arabes, les musulmans, les inuits, les pauvres, les homosexuels, les jeunes de banlieue, les intermittents, les fraudeurs, les chômeurs, les feignants, les profs… Car, pour reprendre les mots de Hannah Arendt qui servent d’ouverture à cet ouvrage magistral, “il est tout à fait concevable, et même du domaine des possibilités pratiques de la politique, qu’un beau jour une humanité hautement organisée et mécanisée en arrive à conclure le plus démocratiquement du monde – c’est à dire à la majorité – que l’humanité en tant que tout aurait avantage à liquider certaines de ses parties.”
Un livre à mettre entre toutes les mains !
« Exterminez toutes ces brutes ! » de Sven Lindqvist, un voyage à la source des génocides, éditions Les Arènes, Mars 2014.
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3 thoughts on “« Exterminez toutes ces brutes ! » de Sven Lindqvist, un voyage à la source des génocides.”
Commentaire(s)
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fouquet
la théorie darwinienne de l’évolution (biologique)n’a strictement Rien a voir avec le Génocide (théorie et pratique)
J’espère que cette connerie est uniquement le fait du rédacteur de l’article, et ne reflète en rien la pensée de Lindqvist ( ce qui le disqualifierai …)
Twahirwa
Lisez le livre et vous verrez que le “exterminez toutes ces brutes” a à faire avec tous les génocides. Celui des Juifs et les autres, tous les autres.
Et le récit et l’essai sont pratiquement imbriqués, la lecture est plus accessible.
Quelques phrases ou passages (au-delà de la préface de Patrick de Saint-Exupéry)suffisent à le montrer:
P 32. Les Allemands dont on a fait les uniques boucs émissaires des théories de l’extermination lesquelles, en réalité, appartiennent à toute l’ Europe.
P 33: Personne n’évoque l’extermination par les Allemands des Herero durant l’enfance de Hitler. Personne ne parle des massacres équivalents perpétrés par les Français, Anglais ou les Américains
P34. Personne n’a fait remarqué que , durant l’enfance de Hitler, un élément majeur de la conception européenne de l’humanité était la conviction que les « races inférieures » étaient condamnées, par nature , à l’extinction, et que la véritable compassion des races supérieures consistait à favoriser ce processus.
Tous les historiens allemands prenant part à la controverse semblent regarder dans la même direction. Personne ne regarde vers l’ouest. Hitler, lui, l’a fait. Lorsqu’ il cherchait le Lebensraum à l’est, Hitler entendait créer un équivalent continental de l’Empire britannique.
C’est chez les Britanniques et d’autres Européens de l’ouest qu’ il a trouvé les modèles dont l’extermination des Juifs est « une copie dénaturée »
….
P242 : suivant le modèle américain, les Herero furent parqués dans des réserves et leur pâturages remis à des immigrants allemands et à des compagnies coloniales.
Lorsque les Herero résistèrent, le général von Trotha donna l’ordre, en octobre 1904, de les exterminer.
P243-244(…) La plupart d’entre eux moururent sans violence. Les Allemands les repoussèrent tout simplement dans le désert et bloquèrent la frontière (…) C’était un résultat dont l’état major général était fier. (…) quelques milliers survécurent et furent condamnés aux travaux forcés dans des camps de concentration allemands.
Ainsi, le mot « camp de concentration » inventé en 1896 par les Espagnols à Cuba, anglicisé par les Américains puis utilisés par les Britanniques pendant la guerre des Boers fit son entrée dans la langue et la politiques allemandes.
Et les arguments que les Anglais, les Français et les Américains avaient utilisés depuis longtemps pour justifier leurs génocides furent aussi formulés en allemand :
« Qu’il s’agisse de peuples ou d’individus, des êtres qui ne produisent rien de valeur ne peuvent émettre aucune revendication au droit à l’existence » écrivit Paul Rohrbach dans son best-seller, La Pensée allemande dans le monde (1912).
(…) « C’est seulement quand l’indigène a appris à produire qqch de valeur au service de la race supérieure, c’est à dire au service du progrès de celle-ci et du sien propre, qu’il obtient un droit moral à exister. »
P260.
Les nazis firent porter une étoile aux Juifs et les parquèrent dans des « réserves » – tout comme avaient été parqués les Indiens, les Herero, les Amandabélé et les autres enfants des étoiles.
Ils mouraient d’eux-mêmes lorsqu’on coupait les vivres aux réserves. C’était une règle bien triste qui voulait que les peuples inférieurs meurent au contact des peuples cultivés. S’ils ne mourraient pas assez vite, c’était donc un geste de pitié que d’abréger leurs souffrances. De toute façon, ils devaient mourir.
Auschwitz fut l’application moderne et industrielle d’une politique d’extermination sur laquelle reposait depuis longtemps la domination du monde par les Européens.
P279 . Et lorsque ce qui avait été commis au cœur des ténèbres se répéta au cœur de l’ Europe, personne ne le reconnut.
Personne ne voulut reconnaitre ce que chacun savait.
Makhno
@ Twahirwa. Excellent commentaire de ce livre que j’ai déjà lu 2 fois et qui donne un écho particulier à ce que dit Annah Arendt ici : “« il est tout à fait concevable, et même du domaine des possibilités pratiques de la politique, qu’un beau jour une humanité hautement organisée et mécanisée en arrive à conclure le plus démocratiquement du monde – c’est à dire à la majorité – que l’humanité en tant que tout aurait avantage à liquider certaines de ses parties. »
Lire aussi Zigmund Bauman (décédé il y a peu) pour comprendre le lien profond entre modernité et shoah.