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« L’Autre côté la mer », un « télescopage entre la mémoire de l’esclavage et la mémoire de la Grande Guerre » (Interview)

« L’Autre côté la mer », un « télescopage entre la mémoire de l’esclavage et la mémoire de la Grande Guerre » (Interview)

24 January 2020 | PAR Laetitia Larralde

A l’occasion du Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil en décembre dernier, nous avons rencontré deux des auteurs de l’album L’autre côté la mer, Gilles Gauvin et David D’Eurveilher. Conversation autour du rapport de la guerre et de l’intime, de La Réunion, de la langue, pour un aperçu des coulisses de la création d’une bande dessinée.

Depuis combien de temps travaillez-vous sur cet album ?
Gilles Gauvin : Cela fait six ans. J’ai rencontré David en 2013, où je lui ai parlé pour la première fois du sujet. Le premier scénario a été proposé par Jean-Marc Pécontal en 2015. Et entre 2015 et 2019, ça a été quatre années de travail sur la matière elle-même. Deux ans de maturation et quatre ans de production.

D’où vient l’idée de cette bande dessinée ?
GG : C’est moi qui ai trouvé l’idée en 2013. On était au début du centenaire de la Grande Guerre et comme je suis prof en lycée, je cherchais de la matière pour faire travailler mes élèves. Je suis tombé sur un petit texte rapporté par la Société d’Histoire de Saint-Joseph, qui parle d’un Poilu réunionnais de Saint-Joseph rentré en 1917 et qui n’a pas voulu repartir à la guerre. Sa femme l’a déguisé avec des vêtements féminins. La maréchaussée a fini par le repérer, l’a coursé, et la façon dont le récit est raconté, cela ressemble à une chasse au Noir marron, sauf que c’est un Yab les Hauts, un Petit Blanc des Hauts de Saint-Joseph. J’ai trouvé qu’il y avait là quelque chose de vraiment intéressant dans ce télescopage entre la mémoire de l’esclavage et la mémoire de la Grande Guerre. Et c’est en partant de là que j’ai présenté le récit à David et à Jean-Marc.
David D’Eurveilher : L’histoire de base est une histoire réelle, on a même retrouvé le dossier militaire du soldat. Il ne s’appelle pas Benjamin Grondin dans la réalité, mais Benjamin Mussard il me semble. Mais notre BD la transforme en fiction : l’histoire avec sa famille, par exemple, n’existe pas.

Est-ce que vous pouvez résumer l’album en quelques mots ?
DD’E : La BD reprend le point de départ de l’histoire réelle. C’est l’histoire d’un réunionnais qui va à la guerre et laisse derrière lui sa famille, qui sera obligée d’assumer la vie sans lui. On va suivre en parallèle la vie familiale et la vie du père sur le front.
GG : Et on aborde différents territoires. Le père va à Madagascar, il se retrouve aux Dardanelles, et de là il va revenir à La Réunion. Mais on n’a pas voulu raconter l’histoire d’un déserteur, plutôt celle du rapport des hommes à la guerre. On va voir comment au travers des rencontres qu’il fait il va être amené à faire des choix. La première fois qu’il est allé à la guerre, il y est allé un peu « à l’insu de son plein gré », il n’a pas très bien compris ce qu’il se passait, pour combien de temps il partait. Ensuite il va entrer en marronnage, refuser de repartir.
DD’E : Et cela permet de réfléchir plus spécifiquement sur le rapport du réunionnais à la guerre.

Est-ce qu’en tant que réunionnais votre personnage se sent concerné par cette guerre ?
GG : Lorsque la mobilisation a été déclenchée, dans les centres urbains des gens se sont présentés pour s’engager. Mais à La Réunion cela ne concernait que 20% de la population, sur 180 000 habitants. Au total sur la durée du conflit, 17 ou 18 % de personnes ont été déclarées comme insoumises. Certains ne se sont pas présentés, ont refusé d’y aller.
C’est intéressant, c’est une population à très grande majorité rurale qui ne connait rien de la France, qui est d’origine multi-ethnique, avec des descendants d’esclaves, des descendants d’engagés… Les derniers engagés arriveront à La Réunion en 1933, et on est toujours en plein dans ce système au moment du récit, donc on s’est interrogés. En croisant les décisions, les itinéraires, cela permet de réfléchir sur pourquoi on va à la guerre ou pas, et comment on se comporte.

En tant que professeur d’histoire, voyez-vous cette BD aussi comme un outil pédagogique ?
GG : Au départ oui, j’avais pensé cette BD comme une façon de faire travailler les élèves sur la Grande Guerre. Donc on a sélectionné des faits et des personnages réels, des moments importants de La Réunion dans la Grande Guerre. Par exemple, je me suis aperçu qu’on avait oublié l’affaire du Yara, un bateau parti de La Réunion et coulé en Méditerranée. Avec Jean-Marc on a réussi à l’intégrer, et heureusement, ça a donné de superbes planches. Donc il y a les moments clefs qu’un enseignant qui travaille sur le sujet peut utiliser.
Ce qui m’a passionné, c’est la fiction qu’on a créée dans ce cadre réel, parce que cela permet de réfléchir. Ce n’est pas uniquement « je lis la bd et je sais qu’à telle date il s’est passé telle chose », mais plus « je lis une bd, je m’attache à une famille de La Réunion, je comprends quels sont ses sentiments, quels ont pu être ses moments de plaisir, ses moments de misère », et ça m’amène à réfléchir sur ce que je suis.
DD’E : Je pense que si on veut comprendre ce que des personnes ont vécu de la guerre, ce n’est pas forcément à travers des dates. Donc tout ce que notre personnage dit, ses relations humaines, son quotidien, est universel quelque part. Cela nous projette dans l’Histoire.

C’est décrire la guerre, un évènement historique, par le biais de l’intime ?
DD’E : Voilà.
GG : Jean-Marc y était très attaché lui aussi. Ce qui l’intéresse, c’est la petite histoire dans la grande Histoire. C’est lui qui a créé la colonne vertébrale du récit. Il a envoyé un premier scénario, on a relu, David a commencé à faire le story-board. Et en discutant, on s’est dit qu’il manquait quelque chose à notre Poilu, on ne sentait pas assez son identité réunionnaise. À partir du story-board de David on a reconstruit le texte. J’ai réécrit tout le scénario en changeant les bulles, en les mettant en créole, et en essayant de créoliser le texte des cartouches. Ce n’est ni vraiment du créole ni vraiment du français, c’est donner des tournures de phrases, des mots, quelques expressions créoles, pour que le lecteur rentre dans un univers et qu’il comprenne qu’il n’a pas affaire à un lillois, un marseillais ou un parisien.
DD’E : Cela donne une couleur locale sympathique au texte.

Un lecteur qui ne parle pas créole pourra-t-il comprendre ?
DD’E : On a préféré ne pas mettre d’astérisque, de glossaire ou de lexique à la fin parce qu’on voulait que le texte se suffise à lui-même. C’est à travers le dessin, à travers la mise en scène, que les lecteurs peuvent rentrer dedans et saisir le sens même si il ne comprend pas exactement tous les mots.
GG : C’était un vrai choix qui a amené des tas de discussions, et au final on n’a vraiment que deux ou trois doubles pages avec toutes les bulles en créole, parce qu’on était dans quelque chose d’intime qui ne pouvait pas se dire autrement. Notre éditeur travaille avec l’Office de la langue créole de La Réunion pour la partie graphie car il a fait le choix de donner une harmonie à tout ce qu’il publie dans lequel il y a du créole. On a vu ce que l’Office proposait comme réaménagements, et il y a des choses qu’on a gardées. Mais quand on estimait que cela rendait la lecture trop difficile, soit on a supprimé la phrase, soit changé la tournure, soit on a joué sur la situation de supériorité de la langue, c’est-à-dire que celui qui veut imposer son idée se met à parler en français. Cela nous a permis d’équilibrer l’ensemble, et je pense qu’on a plutôt réussi, de par les premiers retours des non créolophones. Je pense que ça participe à l’attrait de la BD, ils arrivent à entrer dans ces parties-là, sans problème particulier.

Comment s’est passé le choix du style graphique de l’histoire ?
DD’E : Au tout départ j’avais prévu des designs réalistes. Quand j’ai montré les planches à l’éditeur ça ne lui a pas plu, il voyait quelque chose de plus expressif, comme d’autres planches que j’avais déjà faites. Finalement je trouve que c’est un bon choix parce que cela contribue à ce que le lecteur s’attache aux personnages, qu’il rentre plus facilement dans l’histoire.

Avez-vous prévu une suite ?
DD’E : Officiellement c’est un one shot, mais on est bien tentés d’écrire une suite. On a inclus dans l’histoire des choses qu’on pourrait développer, et il y a suffisamment d’éléments ouverts pour qu’il y ait de la place pour une suite.
GG : C’est déjà une saga familiale, et les personnages sont tellement riches que même nous au final avons envie de savoir ce qui leur est arrivé après, d’autant que David a rajouté un imprévu à la fin qui fait que quasiment tout le monde nous pose des questions. On aimerait bien savoir justement ce qui s’est passé dans la tête de David quand il a pris cette décision qui n’était pas du tout dans la fin envisagée par Jean-Marc !

David, en tant que dessinateur, vous avez aussi proposé des ajustements dans le scénario ?
DD’E : C’est un travail collectif en fait. Jean-Marc a écrit le squelette, et on est venus y greffer des éléments comme le Yara. Par exemple, je trouvais qu’il n’y avait pas assez de morts proches de la famille.
GG : Il a fallu trucider quelqu’un à cause de lui !
DD’E : Ce qui m’intéressait aussi c’était le rythme de l’histoire. J’ai fait modifier certaines scènes, comme par exemple la chanson de fin qui venait plus tôt, des choses comme ça. Mais c’était très ouvert. De même qu’eux pouvaient revenir vers moi pour le dessin, c’est un dialogue à trois.

Donc à vous trois cela donne une voix unique au livre, c’est un mélange de vos trois personnalités, de vos trois voix.
GG : je pense. Par exemple, à propos du cahier historique de fin, on était plutôt alignés sur une certaine façon de voir les choses avec David, et Jean-Marc aurait préféré quelque chose de plus visuel, plus des documents posés comme ça, des photos… On a eu des échanges animés par mail, mais la mayonnaise a vraiment bien pris, il y a eu vraiment un super équilibre entre nous.

C’était la première fois que vous travailliez ensemble ?
GG : Oui. Et David avait déjà fait son premier livre avec Jean-Marc. J’ai proposé le projet à notre éditeur, qui m’a dit que David aurait à son avis le type de dessin qui correspondrait bien à l’histoire. Il était avec Jean-Marc dans un salon du livre à ce moment-là car ils venaient de sortir Doudou, et l’histoire lui a plu, il a demandé s’il pouvait travailler avec nous, voilà, ça s’est fait comme ça. Et finalement heureusement qu’on l’a fait à trois, parce que l’histoire n’aurait pas du tout eu la même force autrement.
DD’E : Le fait de travailler à trois a décuplé ce qu’on pouvait exploiter dans la bd, ça la rend beaucoup plus riche. C’est une chouette aventure humaine aussi.
GG : c’est pour ça qu’on aimerait que Benjamin et sa famille continuent à vivre encore un peu.

Le dynamisme de la bande dessinée à La Réunion est très particulier. La BD est vraiment vivante dans cette petite île, avec un patrimoine et des auteurs de BD très intéressants.
GG : Il y a deux choses. Je pense que c’est lié aux caractéristiques de l’édition locale et au fait qu’il existe encore quelques éditeurs locaux, et aussi pour moi c’est la génération du Cri du Margouillat, la génération Apollo – Téhem, qui a lancé une école. Ça a suscité des vocations, et comme c’est publié, il y a un espace. Sans ces modèles-là et sans l’existence de l’édition locale, ça serait mort. Et en même temps c’est très difficile et très fragile. Il suffirait de peu de choses, et c’est pour ça c’est bien je trouve que le Cri du Margouillat auto-édite lui-même régulièrement, en laissant un espace aux jeunes auteurs.

L’autre côté la mer, de Gilles Gauvin, Jean-Marc Pécontal et David D’Eurveilher – Epsilon BD
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Laetitia Larralde
Architecte d'intérieur de formation, auteure de bande dessinée (Tambour battant, le Cri du Magouillat...)et fan absolue du Japon. Certains disent qu'un jour, je resterai là-bas... J'écris sur la bande dessinée, les expositions, et tout ce qui a trait au Japon. www.instagram.com/laetitiaillustration/

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