La dernière d’entre elles – un témoignage contemporain sur la mémoire de la Shoah
Cinq ans après L’Héritage retrouvé, dans lequel il explorait la piste de ses grands-parents déportés à Auschwitz, le documentariste Pierre Goetschel nous invite à rencontrer Rosette, la fille d’adoption de sa grand-mère Fernande, dans un film sélectionné au festival Crossing Europe.
De la rareté des témoins
Au contraire de son époux Gustave, Fernande est rentrée des camps. Difficilement, certes, dans un état déplorable, certes, mais elle est rentrée. Mais, parce que ce retour ne préserve pas de la mort, son petit-fils Pierre ne l’a pas connue. Prolongeant l’enquête menée dans son documentaire précédent, L’Héritage retrouvé, c’est à cette figure-là qu’il s’intéresse plus particulièrement, grâce à la rencontre miraculeuse d’une codétenue, Rosette.
Rosette ressemble à un pied-de-nez à la face des nazis : à plus de quatre-vingt-dix ans, elle fume cigarette sur cigarette, s’exprime avec le franc-parler d’une jeune femme de vingt et court inlassablement à la rencontre des jeunes, pour témoigner de l’horreur des camps.
C’est que des témoins, il n’y en a plus guère : la grande majeure partie des survivants d’Auschwitz a rejoint depuis longtemps ceux qui ont quitté le Lager « par la cheminée ». Alors, semble-t-il, leur devoir se fait plus pressant ; il faut dire et raconter avant d’être à son tour contraint de dire adieu au monde.
La rencontre miraculeuse
C’est lors d’une projection de L’Héritage retrouvé que Pierre Goetschel entend s’exclamer : « Je l’ai connue, Fernande. C’était ma mère à Auschwitz ». L’exclamation provient de la gorge d’une femme plus si jeune, mais toujours dynamique, Rosette Levy. Ou plutôt Rosette, comme on l’appellera désormais. Elle a fêté ses vingt ans à Auschwitz, quand Fernande en avait quarante : il n’en faut pas plus pour qu’une double amitié – avec Fernande alors, avec Pierre maintenant – se noue. Elle apparaît en effet sur les photographies un peu passées d’une journée de retrouvailles entre la grand-mère et ses anciennes compagnes : Suzanne, Thérèse, et Rosette.
Que l’on ne s’y trompe pas : si Pierre aimerait voir en Rosette le Virgile qui le mènera dans les cercles infernaux d’Auschwitz, à la recherche des souffrances subies par sa grand-mère, Rosette est un cicérone indocile. Le récit de déportation de Fernande, elle ne le lira pas ; c’est trop dur, trop douloureux. En revanche, pour ce qui est d’évoquer son port de reine au milieu des « Block » et du froid polonais, Rosette répond présent. On sent chez la vieille femme une fascination, mêlée parfois d’un humour tendre, pour cette grande bourgeoise qui fut durant quelques mois sa mère d’adoption.
Dans les méandres de récits lacunaires
Si le réalisateur a à ce point besoin de témoins vivants, c’est que le récit que sa grand-mère a écrit est lacunaire : il s’interrompt sur un prénom, « Suzanne », qui était visiblement appelé à devenir le sujet d’une phrase. Mais de quel verbe ? C’est ce que le manuscrit ne dit pas.
Fort heureusement, de même que l’on a retrouvé Rosette, la Suzanne du récit a elle-même témoigné. C’est Suzanne Birnbaum, l’auteure de Une femme juive est revenue. Comme chaque survivant a promis aux morts de dire l’indicible, les récits restent légion et se complètent, s’enchevêtrent, autorisant Pierre Goetchel, par un minutieux travail de juxtaposition des sources, de reconstituer la vie au camp.
Car l’entreprise de Pierre Goetschel consiste à faire se répondre des récits et des images qui, bout à bout, comblent les inévitables lacunes. C’est la résurrection de ce film aujourd’hui oublié, La Dernière Etape, réalisé dès 1947 pour révéler l’horreur des camps ; c’est ce travail d’animation de photographies aériennes, qui nous permettent de supposer des mouvements de prisonniers au sein du camps ; ce sont, enfin, ces magnifiques lectures des témoignages par Dominique Blanc, Nathalie Richard et Bernadette Le Saché. Bref, un travail d’historien doublé d’un vrai travail d’artiste.