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 Thierry Cohen « J’ai voulu rapprocher la perte des étoiles et la perte des forêts »

 Thierry Cohen « J’ai voulu rapprocher la perte des étoiles et la perte des forêts »

24 March 2023 | PAR Amelie Blaustein Niddam

Jusqu’au 22 juillet, le MAIF Social Club expose Le chant des forêts. Nous avons rencontré Thierry Cohen dont la très belle et puissante photographie est présentée au sein de ce parcours végetal, ecologique et politique.

Vous exposez au MAIF Social Club une photo qui se nomme « Carbon Catcher #9 ». Elle est d’ailleurs reprise sur l’affiche de l’exposition Le Chant des Forêts. Pouvez-vous me décrire cette photo ? Que voit le visiteur ?

On est au cœur de la forêt Bialowieza, sous les étoiles. C’est l’une des dernières forêts primaires d’Europe, à la frontière de la Pologne et de la Biélorussie. On y voit ce que la forêt pouvait être avant l’influence des hommes, comme une frontière physique et symbolique du monde civilisé.

Cette grande photographie fait partie de la série « Carbon Catcher », série initiée en 2018. Cette série est à la fois documentaire et fictionnelle. Documentaire, car j’explore la forêt qui joue aussi un rôle fondamental dans la séquestration du Carbone, la forêt primaire, celle des grands arbres et des terres humides. Fictionnelle, par ma représentation de la nuit en son coeur, à l’abri des villes et au plus proche de ses étoiles. Cette nuit qui nous lie tous.

Le titre de la série, Carbon catcher est une évocation du Dreamcatcher, l’Attrape-rêves, le Capteur de rêves qui agit comme un filtre, qui capte les songes, préserve les belles images de la nuit et efface les mauvaises visions au levé du jour.

Est-ce que vous connaissiez cette forêt ? Parlez-moi du moment où vous avez pris cette photo, dans quel endroit ?

En 2018 je me suis rendu à Bialowieza parce que j’avais lu pas mal de choses, deux ans auparavant, à propos d’un accrochage assez sérieux entre la Pologne et l’Europe. Le gouvernement Polonais ultra conservateur du parti droit et justice avait donné l’autorisation de l’abattage des arbres. Pourtant, c’est une zone protégée, c’est un site sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO et une réserve de biosphère. La zone centrale est un centre de recherche. En 2016, de nombreux militants écologistes et associations ont investi la forêt durant plusieurs mois et ont porté plainte auprès de la commission européenne, qui condamnera finalement la Pologne en 2017 à une astreinte de 100 000 euros par jour si elle ne cesse pas l’abattage.

J’ai alors pris conscience qu’effectivement, c’était une des dernières forêts primaires d’Europe. Qu’elle était précieuse, comme une trace du monde d’avant. Le projet « Carbon Catcher» est un prolongement de ma série précédente intitulée « Villes éteintes » qui montre les ciels que nous ne voyons plus à cause de la pollution lumineuse. La série « Carbon Catcher », évoque ce que l’on est en train de perdre quasi définitivement dans la plupart des régions du monde, les forêts, les étoiles, la nuit. Je propose une représentation de la forêt sous les étoiles.

Cette difficulté a-t-elle eu des effets sur votre technique, ou devrais-je dire votre pratique ?

Effectivement, je ne peux pas photographier le ciel dans la forêt. Je souhaite obtenir des ciels riches. Je suis donc obligé d’être dans des lieux où j’ai des horizons dégagés. Pour que les étoiles soient fixes, j’utilise une monture équatoriale qui permet de compenser le mouvement de rotation de la Terre et d’assurer la fixité des étoiles pendant un temps de pose assez long.
Ce qui permet à cette photographie d’exister, c’est un travail complexe d’association de deux images, une de la forêt et une du ciel. C’est de la couture, de la dentelle.
Je suis aussi beaucoup plus dans le geste que dans mes séries précédentes, dans la façon dont je travaille en post production numérique. Je travaille de manière plus enlevée (dynamique) avec mes brosses, afin de jouer des lumières, des ombres.

Que souhaitez-vous transmettre ou, peut-être, sur quoi voulez-vous alerter avec cette photo ?

De vastes stocks de carbone se sont accumulés dans les zones humides et les forêts, depuis des milliers d’années. Elles participent à la régulation de notre climat. Les forêts permettent également la formation de nuages qui contribuent à limiter le réchauffement climatique en réfléchissant la lumière du soleil.
Sans ces étendues où nous projetons nos peurs, nos fantasmes, nous n’habiterons plus notre monde de la même manière.
La forêt et la nuit sont un patrimoine naturel que l’on doit préserver pour les générations futures.

Ces dernières années, vous vous intéressez beaucoup au lien entre l’homme et son habitat, mais vous ne photographiez plus jamais les humains. Pourquoi?? Est-ce conscient ?

En l’occurrence, le dernier travail important que j’ai produit avec des « humains », en 2008, était la série « Binary Kids ». Je m’interrogeais sur l’avenir de ces enfants propulsés dans l’univers du numérique. Dans « Villes éteintes », il était intéressant pour moi d’éteindre les villes, au vrai sens du terme, mais aussi de manière métaphorique. Ça interpelle le spectateur et il s’interroge. Beaucoup de gens m’ont dit que c’étaient des images post-apocalyptiques, mais ce n’est pas du tout le cas. C’est juste que j’appuie sur « pause », et que l’on prend justement conscience de notre absence. D’un coup, on réalise que les villes prennent des dimensions absolument terrifiantes et qu’elles empêchent même l’énergie du ciel d’exister. Il n’y a plus d’humains, mais pourtant nous sommes bien présents. Juste, vous ne les voyez plus, c’est surtout ça. Dans « villes éteintes », les humains sont bien là, ces villes sont notre « oeuvre ».

Vous les effacez ?

Pas exactement. Dans mon travail, il y a toujours une relation avec la photographie et avec l’histoire du médium. Par exemple, au milieu du XIXe siècle, à l’invention de la photographie, les temps de poses étaient très longs, parce que les plaques photographiques avaient des sensibilités très faibles. Il y a des photos de Paris par exemple, où l’on ne voit plus les calèches, ni les piétons. Comme tout est en mouvement, tout s’efface. L’image devient fantomatique parce que les gens se déplacent. Pour les « Villes éteintes », c’est un peu le même principe, parce que je travaille également avec le temps long. Au lieu faire une seule image, je travaille sur une multiplicité d’images de la ville, et je ne conserve que les espaces vides. Egalement, quand je rapporte les ciels au dessus des villes, c’est un peu comme Gustave Le Gray, qui, lorsqu’il réalisait ses « marines », ne pouvait avoir sur la même image un ciel détaillé et un paysage détaillé. Sous l’agrandisseur dans la chambre noire, il assemblait donc deux images en se servant de l’horizon : le ciel et la marine, cela lui permettait également d’en renforcer le côté dramatique. Il y a certaines de ses marines qui sont différentes, mais avec le même ciel.

Ainsi vos photos sont toujours des constructions ? Voire des accumulations ?

En l’occurrence, oui. Depuis les « Binary Kids », c’est toujours un principe d’association, de superposition, de stratification.

C’est ce qui crée cette sensation de « très plein » et en même temps d’espace, il y a du mouvement et en même temps, c’est fixe. Cette photo donne l’impression de déborder du cadre.

Cette photographie de la forêt de Bialowieza est très riche. Il y a plusieurs essences, c’est très mélangé. Il y a des jeunes pousses, de jeunes arbres, ce vieux chêne, les morts. Plusieurs couches. Les etoiles que l’on perçoit. Et aussi ce que l’on ne voit pas.
C’est très compliqué de cadrer en forêt. Ça déborde toujours, il faut trouver le bon équilibre. Il n’y a pas beaucoup de vides, mais beaucoup de lignes. J’apporte aussi une très grande attention au tirage qui affirme la profondeur, l’espace, les volumes. L’oeuvre exposée au MSC est un tirage pigmentaire avec caisson lumineux, c’est assez immersif.

D’ailleurs, est-ce que vous faites toujours une photo par forêt ? Et combien de temps devez-vous partir pour faire une photo comme celle-ci ?

Avec Lauranne Germond commissaire de l’exposition nous avons sélectionné cette photographie parmi plusieurs autres de la forêt de Bialowieza issues de la série Carbon Catcher. La série réunie actuellement une vingtaine de photographies réalisées pour l’heure dans 5 forets.

Pour ce qui est du temps passé, c’est très variable. Il y a deux voyages : un pour la forêt et un autre pour le ciel. Il y a le temps d’exploration de la forêt, ensuite je me déplace à la même latitude que la forêt pour y moissonner ses étoiles, son vrai ciel, loin des villes, de la pollution lumineuse, là où il y a une atmosphère sèche, sans humidité, où les nuits sont profondes.

A Bialowieza, j’ai pu photographier les deux quasiment au même endroit, les nuits étaient froides et sèches. A une centaine de mètres de la frontière avec la Biélorussie se trouvaient de grandes prairies obscures.

Qu’avez-vous envie de photographier aujourd’hui ?

Je souhaite prolonger ce travail autour des forêts. Je n’ai toujours pas approché la forêt tropicale, ses ciels. Prochaines destinations, le Laos et une ile perdue en mer de Chine.
Je suis à la recherche de financements, ce sont des projets couteux à produire.

D’autre part, je travaille à un ouvrage afin de publier la série « Cutting Edge » réalisée durant le grand confinement. J’ai photographié des pointes de flèches du Néolithique. Cette période est la toute première « catastrophe écologique » pour les préhistoriens, l’espèce humaine devenue sédentaire produit davantage que ses besoins en exploitant les ressources de la nature. C’est aussi l’apparition des premières grandes épidémies. Ces pointes de flèches racontent ainsi un changement radical, celui de notre relation au vivant, les premiers temps de l’exploitation de la « Nature », l’amorce de sa destruction progressive.
A chaque pointe de flèche, j’ai associé dans l’image, un extrait d’article de presse ou de texte, publiés lors du premier confinement, qui interrogent un mode de vie planétaire dominé par la consommation, ses effets toxiques sur le corps, l’apparition des zoonoses, mais aussi le pouvoir des États et de ses représentants.

Ce travail a été exposé dans ma galerie parisienne en mars 2021, mais est resté inaccessible au public durant plus de sept semaines à cause des restrictions sanitaires liées au Covid. Il n’a été visible que quelques jours. C’est la trace de mon confinement.

Au MAIF Social Club, 37 rue de Turenne, 75003, Paris. Entrée libre.

Visuel : ©Thierry Cohen

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Amelie Blaustein Niddam
C'est après avoir étudié le management interculturel à Sciences-Po Aix-en-Provence, et obtenu le titre de Docteur en Histoire, qu'Amélie s'est engagée au service du spectacle vivant contemporain d'abord comme chargée de diffusion puis aujourd'hui comme journaliste ( carte de presse 116715) et rédactrice en chef adjointe auprès de Toute La Culture. Son terrain de jeu est centré sur le théâtre, la danse et la performance. [email protected]

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