L’État d’Urgence et son implication pour la Culture et les Médias
À la suite des fusillades, prises d’otages et attentats du vendredi 13 novembre, François Hollande, Président de la République, a décrété l’État d’Urgence. En conséquence, deux décrets ont été promulgués samedi 14 novembre 2015 entérinant cet État d’urgence dès 00h, l’un avec des directives pour le pays, l’autre avec des directives pour la seule Ile-de-France. C’est ainsi que les institutions, les lieux publics, les lieux d’éducation et de culture ont été fermés tout le week-end.
Alors que le Président a annoncé au Parlement de changer la loi de 1955 pour pouvoir prolonger la durée de cet État d’Urgence (qui ne peut durer que 12 jours selon le texte actuel) à 3 mois, alors que les écoles, les crèches et les musées rouvrent aujourd’hui, mais où les rassemblements restent interdits jusqu’au jeudi 19 novembre 2014, et tandis que les citoyens s’apprêtent à passer outre pour se rassembler devant le Bataclan ce lundi 16 novembre à midi, comme il l’ont fait hier place de la République. les médias et la culture s’interrogent. Et balancent entre le sentiment impérieux qu’il faut reprendre la liberté de s’assembler au spectacle et un souci du respect de la loi qui, en instaurant une urgence musclée, est sensée préserver notre sécurité.
Défini par la loi la 3 avril 1955 l’État d’Urgence pet être instauré “soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique”. Depuis la Guerre d’Algérie jusqu’aux émeutes de 2005, il a été proclamé jusqu’ici 6 fois en France. Depuis le 14 novembre 2015 à minuit, la France métropolitaine et la Corse sont passés sous ce régime exceptionnel. Dans chacun des départements, le préfet et donc la police peuvent désormais :
1° “Interdire la circulation des personnes ou des véhicules dans les lieux et aux heures fixés par arrêté”
2° “Instituer, par arrêté, des zones de protection ou de sécurité où le séjour des personnes est réglementé”
3° “interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics”
Concrètement, depuis samedi cet état d’exception s’applique aux frontières, dans le cadre de nombreuses perquisitions et par l’interdiction des manifestations sur la voie publique à Paris, dans les Hauts-de-Seine, en Seine-Saint-Denis et dans le Val-de-Marne jusqu’au 19 novembre.
Si les médias qui, hypothétiquement, pourraient être également touchés par l’État d’Urgence, restent libres, cette dernière mesure d’interdiction de se rassembler pose de nombreuses questions. Cela veut d’abord dire que le deuil des 129 morts des attaques du 13 novembre est supposé se faire en privé, ce que remettent déjà en cause des réunions place de la République dimanche 15 novembre et prévue devant le Bataclan à midi aujourd’hui.
Tout le paradoxe d’un état d’exception comme cet État d’urgence auquel nous sommes désormais soumis en France, est qu’il prévoit au cœur même du droit une zone où le non-droit et le pouvoir discrétionnaire s’applique. Comme l’explique le philosophe Georgio Agamben dans son essai Homo Sacer (2003) : « L’état d’exception n’est pas un droit spécial (comme le droit de guerre) mais en tant que suspension de l’ordre juridique lui-même, il en définit le seuil ou le concept limite ». Dans ce cadre, même si elles sont isolées et immédiatement (violemment) critiquées, des déclarations comme celle du secrétaire général du nouveau mouvement Les Républicains, Laurent Wauquiez demandant qu’on interne toutes les personnes fichées pour terrorisme prend une dimension très préoccupante. Car nécessairement, notre état d’urgence actuel sera, comme tous les états d’exceptions, ce que l’exécutif et les préfets décideront d’en faire. Le juriste allemand Carl Schmitt appelait le décideur politique de l’état d’exception du nom de “dictature commissaire”, dictature qui, dans une démocratie peut et doit conserver en esprit, sinon parfaitement en lettres, les principes fondamentaux d’une société bouleversée et qu’elle essaie de défendre.
Jusqu’ici de discours en discours et de décret en décret, malgré l’emballement sur la clôture des frontières du Président dans son premier discours ému (mesure démentie par le ministère de l’Intérieur à la première heure samedi 14), la “dictature commissaire” de la majorité PS n’a pas démérité, pragmatique, de mesure en mesure et de décret en décret. Mais si l’état d’urgence doit durer 3 mois, si les Français aiment tellement voir dans leur Président un homme providentiel et si la peut pour sa vie l’emporte sur le désir impérieux de protéger les libertés, l’on peut craindre la tentation pour certains représentants et citoyens de remettre en cause, au nom de la sécurité, un des principes fondamentaux de l’État de droit. Ce principe qui veut que – fiché ou pas- un citoyen ne puisse pas être inquiété avant d’avoir commis un acte illégal -fut-ce un crime abominable.
Alors que c’est l’état d’urgence qui a présidé à la fermeture des lieux de culture, tout le week-end, et que certains comme les musées rouvrent doucement, les premières questions qui se posent pour des Français et des Parisiens bouleversés est de savoir quel arbitrage faire entre un besoin fort de sécurité et un besoin non moins intense de liberté. Petit à petit des voix s’élèvent contre une prise en charge trop complète de nos sorts par l’État et appellent à une vigilance renforcée sur l’une des valeurs clés qui continuent tout ce que nous sommes et que le 13 novembre a voulu détruire : l’État de Droit.
Dimanche 15 novembre, l’auteur italien Erri De Luca appelait à la vigilance dans une Tribune publiée dans Libération : “Il faut s’emparer soi-même de la question de la sécurité sans la déléguer à l’État. La déléguer à l’État, c’est réduire ses propres libertés”. Quand on le lit, on se dit que pour créer du lien face à cet État, dans l’élan de solidarité de #PorteOuverte et des dons massifs de sang qui ont eu lieu ce week-end, on peut peut-être créer entres citoyens des cellules de consultation et de veille réelles ou virtuelles ? Ou alors pour dépasser le cadre national, aller aussi voir du côté des Anonymous, qui promettent une punition à l’état islamiste après les attentats de ce week-end.
Même si révérence est faire au discours de François Hollande de la nuit du 13 au 14 novembre, il faut néanmoins noter que la menace échappe ici à tout droit. Que l’efficacité des hackers qui ont déjà publié une liste de 9200 comptes Twitter liés à l’État islamique interpelle, mais que leur proposition musclée et transnationale fait aussi un peu peur. (voir notre article).
Visuel : DR