
L’hommage de Steve Krief à Jim Haynes
Il était l’un des derniers survivant de la beat generation. Le militant culturel Jim Haynes s’est éteint à 87 ans le 6 janvier 2021. Son ami Steve Krief est journaliste, il écrit régulièrement dans ces pages. Aujourd’hui il a souhaité raconter qui était Jim Haynes. Témoignage.
Il y a 20 ans, lors de ma Thèse sur Lenny Bruce à Paris 7, je peinais à trouver des gens ayant connu l’humoriste américain.
Les distances géographiques et temporelles ne m’aidèrent pas. Lenny Bruce fut le premier à parler sur scène de racisme, de sexualité, à tacler les dogmes religieux, influençant les humoristes américains (Richard Pryor, George Carlin, Eddie Murphy…) et français (Guy Bedos, Desproges, Coluche…) ainsi que tant d’écrivains et artistes (Stones, Beatles, Dylan, Kubrick, Gary…). Mais ses faits d’armes remontent à la fin des années 50 jusqu’en 1966. Rares demeurèrent les témoins de cette époque. J’ai eu la chance de parler notamment à Shelley Berman, Alan Douglas et Guy Bedos.
Puis, une amie me présenta Jim Haynes. Il était alors connu depuis les années 80 pour ses Sunday dinners, où il conviait une centaine de personnes entre son appartement du 14e arrondissement Paris et le jardin qui longe la cour intérieure. Une vingtaine d’habitués et le reste constitué de locaux et touristes, intéressés par l’ambiance, le partage et les rencontres inattendues et décomplexées. Pour une vingtaine d’euros, couvrant les frais du dîner.
Mais, en dehors de ces dîners, Jim était surtout connu et admiré pour ses grandes aventures artistiques et littéraires… Cet Américain était un des piliers du Festival d’Edimbourg depuis qu’il habita en Grande-Bretagne, envoyé sur place effectuer son service militaire. Il y ouvrit une librairie, qui fut une des premières en Europe à vendre les œuvres de la Beat Generation. Il organisa de nombreux événements au Festival. Dans le cadre du Festival d’Edimbourg, il projeta d’inviter Lenny Bruce pour une performance scénique. Mais l’humoriste fut refoulé à la frontière. A deux reprises ! En cause, son « humour obscène », prouvant que le puritanisme traverse les frontières bien mieux que les artistes.
Jim lança également le Traverse Theatre d’Edimbourg aux performances étonnantes. Attaqué par la censure, il se vit interdire de montrer une femme nue marchant sur la scène, tout mouvement en tenue d’Eve étant interdit par les lois britanniques de l’époque. Jim eut l’ingénieuse idée de poser une femme nue sur scène et de la faire bouger à l’aide d’accessoires, contournant et se moquant de la censure.
C’est donc grâce à cette étonnante anecdote que j’ai rencontré Jim au début des années 2000. Il me donna son livre « Thanks for coming » dont le titre a deux significations. « Coming » signifiant au sens propre « venir », comme tous ces amis qu’il avait rencontré à travers le monde et qui séjournaient ou passait le saluer chez lui. John Lennon, Yoko (avant qu’ils se connaissent), David Bowie (avec qui il devait ouvrir une boite), Allen Ginsberg, Dick Gregory et tant d’autres…
« Coming » signifie également « venir » dans le sens plus propre encore de la jouissance. Car il en était longuement question sur les lignes de ses textes et entre celles de ses draps. Le comité de rédaction du magazine Suck qu’il créa, première revue érotico-poétique européenne, s’acheva régulièrement dans une mise en pratique collective des idées avancées par les journalistes. Il publia aussi le International Times et une série de livres avec les adresses de gens accueillants aux quatre coins du monde.
Je fus donc plus que flatté lorsque Jim fut présent à la soutenance de ma Thèse sur Lenny Bruce en 2005 et six ans plus tard aux Beat Generation Days de Paris que j’avais organisé. On y projeta en avant-première en France le film Howl de Rob Epstein et Jeffrey Friedman, ainsi que Looking For Lenny de Matt Amar et Elan Gale à la Mairie du 3e. Et nous partagions aussi à la Mairie du 10e une discussion sur l’influence de la Beat Generation à Paris, en compagnie d’Yves Buin, Frédéric Chouraki, Yannick Thomas et surtout Jim Haynes. L’invité d’honneur et l’incarnation de cette époque. Il nous parla longuement d’Allen Ginsberg et des séjours des Beats à Paris, car l’influence qu’ils eurent sur la ville ne fut qu’une marque de politesse suite à celle qu’elle eut sur eux. Paris les encouragea à rencontrer les auteurs et artistes de l’époque, à expérimenter des substances aromatiques et surtout à y écrire. Comme ce fut le cas pour Gysin, Kerouac et Ginsberg (donc le sublime poème « Kaddish » à la terrasse du Select pour de dernier).
Quels sont ces valeurs Beats que Jim incarnait au même titre que ses amis Allen Ginsberg et Ted Joans ? Celles des rencontres inattendues et la volonté de s’en nourrir pour créer, procréer et partager. Ainsi, Allen Ginsberg, étudiant en poésie dans les années 40 à l’Université de Columbia, se déclara sans honte communiste, homosexuel et juif. Il y rencontra un joueur de football américain, catholique de droite se nommant Jack Kerouac. Ensemble, ils révolutionnèrent la littérature et la poésie américaine, guidés par leur muse Neal Cassady, les entrainant à découvrir l’Amérique profonde et vivante de ces années-là. Mais aussi celle des discriminations en raison d’une couleur de peau ou d’une orientation. Thèmes évoqués avec tant de courage par la Beat Generation dès la lecture de « Howl » par Ginberg en 1955 à San Francisco. Pas en se contentant de pointer du doigt celles et ceux qui ne partagent pas leurs valeurs, mais en déconstruisant d’abord leurs propres craintes et préjugés. Et partant à la rencontre de l’autre, et réciproquement. L’un voyant l’autre venir.
D’ailleurs, lorsqu’un jour Jim me raconte un de ses voyages en Inde, je lui demande quand il compte y retourner. Il me répond : « On ne retourne pas. On vient à nouveau ! »
Un beau documentaire, Meeting Jim réalisé par Ece Ger, lui a été consacré en 2018.
Steve Krief
Visuel : ©Steve Krief