
Le grand et illustre performeur et photographe Ulay s’est éteint hier
Frank Uwe Laysiepen, le grand Ulay, celui qui poussait à l’extrême les limites du corps humain est décédé hier alors qu’il avait 76 ans. Il est important de revenir sur sa vie comme sur sa mort, les deux canopées qui ont composé ce qui fait son oeuvre.
L’artiste allemand est né en 1943. Il s’intéresse particulièrement à l’art corporel et à la question du genre à travers le travestissement. La photographie, et tout spécialement les polaroids, lui permet ainsi de faire trace, de documenter et de rendre compte de ses recherches et de ses questionnements.
Une trentaine d’années plus tard, il rencontre la serbe Marina Abramovic, qui devient sa compagne et avec qui il explore les limites du corps dans des performances – très – intenses, engageant directement les entités de ce qu’on appelle la vie et la mort, composés des éléments naturels, comme de l’absence, du vide, mais aussi de toute la présence d’être là. Leurs performances, en soi, incarnent tout ce qui touche ou qui se relie au corps d’une quelconque manière, en tentant de dévoiler l’invisible des tensions.
En 1977, Ulay et Abramovic se placent nus à l’entrée de la Galleria Communale d’Arte Moderna à Bologne en Italie, lors de l’ouverture d’une exposition. Pour entrer, le visiteur doit se faufiler entre les deux corps qui se font face, et choisir d’avoir un contact frontal entre l’un et l’autre. Chacun se trouve alors confronter à son propre corps, et à celui de l’autre, nu ; c’est impondérable, c’est un événement qui ne peut être ni calculé, ni prévu, qui, comme l’électricité ou le magnétisme est invisible, mais dont l’effet et l’influence peuvent être déterminants.
En 1978, les deux artistes expérimentent la voix avec AAA – AAA. Ils se font face, et disent “a”, en travaillant sur la capacité à mettre de plus en plus de tension dans l’action. Jusqu’où ceci peut aller ? Qu’est-ce que seulement performer et incarner cette action peut provoquer ? C’est ce que le duo questionne sans donner de réponse, confrontant seulement chacun à sa présence hors contenance.
Tous deux tentent de pousser la performance du corps en soi à son extrême. C’est le corps organique, pris comme son propre concept pour mieux l’en faire sortir qu’ils mettent en jeu. En 1980, ils décident de rendre visible cette tension impalpable en tentant de la mettre en suspens elle-même : Ulay tend un arc que Marina Abramovic tient par l’extrémité, la tête de la flèche en direction de son cœur. Enregistré et filmé dans le Filmstudio à Amsterdam, ils installent des capteurs et micros sur leur corps. Le spectateur expérimente alors lui-même la tension, presque insoutenable, confronté à ses propres peurs et à ses propres limites, indétachables du rythme des cœurs et du souffle des deux performeurs.
En 1988, Abramovic et Ulay décident de se séparer. Pour rendre au mieux tout le sens de cette rupture, pour l’incarner de tout leur être et avec le monde à leur manière, chacun d’eux se rend à l’une et l’autre de l’extrémité de la muraille de Chine pour se rejoindre au centre. Ulay part du désert de Gobi, Marina Abramovic de la Mer Jaune. Après avoir chacun marché 2500 km, ils se font de nouveau face, se disent simplement Au revoir et se séparent.
Après toutes ces expériences marquantes, qui sont artistiques par le biais du risque, de la performance du corps toujours tendu entre la vie et la mort, Ulay enseigne pendant quelques années à l’École nationale supérieure pour la conception formelle à Karlsruhe.
Il travaille ensuite longuement sur l’eau – élément qui compose 90% du cerveau humain et 68% de son corps – se présentant comme tel. Comme il disait à Alessandro Cassin dans un entretien pour The Brooklyn Rail, nous sommes aussi “eau”. Il décide ainsi de se présenter comme “eau”, afin de provoquer un questionnement autour du corps humain qui doit sa vie aux éléments naturels, qui en est même composé en soi.
En 2011, Ulay est diagnostiqué du cancer, mais il ne se considère pas comme une victime. Pour lui, c’est simplement quelque chose de nouveau dans sa vie, un autre cycle, qui stimule d’autres réponses. Pensant qu’il va mourir, il réalise un documentaire qui prend la forme d’un journal “de novembre à novembre”. Il y documente sa vie, la chimiothérapie, s’entretient avec différentes personnes – dont Marina Abramovic – partageant des pensées profondes (celles qui finalement doivent l’être puisqu’elles sont une essence incomparable de l’être) et réflexions diverses sur son oeuvre, sur la vie, et sur l’art.
En novembre dernier, Ulay a ouvert une fondation à Ljubljana, en Slovénie, où il s’était installé. C’est là qu’il s’est éteint, en paix dans son sommeil.
L’Ulay foundation partageait ainsi hier sur sa page facebook ses paroles : “Everyone gets somewhere. It’s not just me. Everyone eventually gets somewhere. Death is the ultimate answer. But life is absolute.”
Visuel : Affiche d’une exposition d’Ulay à Genève en 2016.