La Force qui ravage tout : la nouvelle comédie musicale tout feu tout flamme de David Lescot
Le Théâtre de la Ville accueille la deuxième comédie musicale de David Lescot, La Force qui ravage tout. Un spectacle tout feu tout flamme qui met en scène des bouleversements incontrôlables et des métamorphoses mystérieuses, provoqués par l’Art et l’Amour. Retour sur la frénésie émotionnelle et ravageuse qui s’est emparée des personnages… et des spectateurs !
Au commencement : l’opéra baroque l’Orontea
Une contrebasse, un violon, un luth… et une voix féminine qui reprend l’air de l’opéra baroque L’Orontea, du compositeur italien Antonio Cesti. Plongée dans la pénombre, la cantatrice apparaît et disparaît sur la scène, sous un projecteur qui oscille entre jour et nuit. Une référence aux amoures volages de ce personnage, passant d’un amant à l’autre, d’un instant à l’autre. Les trois musiciens, sur une estrade à l’arrière du plateau, déroulent la partition de cet opéra, dont les personnages ne songent qu’à l’amour, moteur et obsession de leur existence…
Les lumières s’éteignent. Les spectateurs qui ont assisté à la représentation, quatre couples et un homme solitaire, s’interrogent dans un brouhaha animé : « Alors ça t’a plu ? », répètent-ils inlassablement. Les avis fusent, divergent, se contredisent : d’un côté, les insensibles et les déçus ; de l’autre, les émerveillés et les exaltés. « Ça m’a fait quelque chose… c’était comme de la bruine, comme des larmes qui ne coulaient pas, sauf dans mon âme… », formule poétiquement Iris à son compagnon Anatole qui, lui, ne voit aucun intérêt à être allé à l’opéra. Aux débats sur la qualité du spectacle s’ajoutent des pourparlers sur un sujet bien plus trivial : l’endroit du dîner. Prémisses de divergences : les personnages ne se doutent pas des bouleversements que va engendrer cet opéra dans leur existence. La force qui ravage tout est en marche…
Installés aux tables du seul restaurant encore ouvert, les spectateurs continuent d’échanger sur l’opéra, tout en évoquant leurs préoccupations du lendemain : Mona (Ludmilla Dabo), députée européenne, fait part de ses inquiétudes, quant à un projet de loi qu’elle doit défendre le lendemain, à son mari Cyriaque (Jacques Verzier) ; sa concurrente, Clyde (Pauline Collin), issue d’un parti adverse, ne tarit pas d’éloge sur le spectacle avec sa compagne Ludivine (Emma Liégeois) ; cette dernière critique au passage son collègue Anatole (Matthias Girbig), décrit comme un administrateur ennuyeux, qui continue de contredire sa femme Iris (Élise Caron). Antonia (Candice Bouchet) découvre quant à elle que son compagnon Tobias (Antoine Sarrazin) lui a offert cette pièce pour fêter leur an de relation en raison du faible prix des places. Et le triste Anandré (Yannick Morzelle) ne cesse de téléphoner à Élohim, un des acteurs de l’opéra, que l’on comprend être aussi son amant.
Une comédie musicale qui marche dans les pas d’Une femme se déplace
Pour notre plus grand plaisir, on retrouve la même distribution et la même équipe artistique que dans Une femme se déplace, la précédente comédie musicale de David Lescot. Le metteur en scène l’explique en raison de l’osmose rare qui s’est créée entre les interprètes de différentes générations et aux talents très affirmés pour le jeu, le chant et la danse. Le beau succès public et critique qu’a connu la précédente comédie musicale, ainsi que le coup d’arrêt imposé par la crise sanitaire expliquent également la reconduction de cette équipe.
Ainsi l’on retrouve Ludmilla Dabo, qui a remporté le prix du Syndicat de la critique de la comédienne de l’année en 2020 pour Une Femme se déplace. Élise Caron, qui a travaillé sur La Chose Commune, un spectacle musical consacré à la Commune de Paris, est aussi présente. Les accompagnent l’acteur Jacques Verzier qui a participé à de nombreuses comédies musicales ; le comédien et excellent chanteur Matthias Girbig ; Antoine Sarrazin, Yannick Morzelle et Candice Bouchet qui ont fait leurs classes au CNSAD ; Emma Liégeois de l’École du TNS ; Pauline Collin ancienne élève de l’École de Montpellier ; Marie Desgranges et Alix Kuentz.
Comme pour Une Femme se déplace, la chorégraphe Glyslein Lefever a dirigé la danse et l’ensemble des mouvements scénique, pour ce projet. Ainsi, la danse est-elle mariée avec le théâtre, et les acteurs avec la danse, de manière exceptionnelle. Les chorégraphies de groupe sont remarquables, produisant une danse à la voix inventive et réjouissante.
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Une expression musicale de l’étrangeté et de l’inconstance
L’écriture de David Lescot, ainsi que son travail scénique, s’appliquent à mêler au théâtre des formes non dramatiques, comme le chant ou la danse. En témoignent notamment Le Système de Ponzi, œuvre chorale et musicale consacrée aux démesures de la finance présentée en 2012, ou encore La Chose Commune, pièce musicale sur la commune de Paris avec les jazzmen Emmanuel Bex, Géraldine Laurent, Simon Goubert, Élise Caron et Mike Ladd, présentée en 2017. Homme de théâtre, d’opéra et de musique, cet artiste aux multiples casquettes nous offre « une fable jalonnée de moments musicaux et chorégraphiques qui offrent un temps à part », comme il le formule lui-même.
En optant pour le registre de la comédie musicale, il parvient ici à mettre en scène des moments de déconnexions avec la réalité. Avec de multiples parties chantées et dansées, la narration de La force qui ravage tout alterne entre la vie réelle et la vérité intime des personnages, dans un rythme parfaitement maîtrisé. L’utilisation du chant et de la danse ne vient pas seulement illustrer l’intrigue, mais entend mettre en lumière la profondeur sentimentale et la densité émotionnelle des spectateurs de l’Orontea. Les effets incontrôlables et les sentiments exacerbés engendrés par l’opéra s’expriment à plein régime dans les interprétations exaltées des acteurs, tous plus lumineux et passionnés les uns que les autres.
Aussi, on se surprend à oublier le déroulement des évènements dans ses parenthèses (en)chantées, chacun des morceaux transportant l’auditoire avant de le laisser reprendre le fil du récit. De plus, la variété des registres utilisés témoigne du désordre intérieur et de l’inconstance amoureuse des personnages, nous entraînant dans un véritable ascenseur émotionnel et musical. Si l’ouverture de la pièce reprend le registre baroque de l’opéra, le plaisir féminin est chanté dans une balade jazz, et le débat qui oppose les députées est teinté de spoken world. Derrière un tulle qui crée un double espace, les musiciens naviguent entre les styles avec fluidité et cohérence, sans chercher l’effet catalogue. Aussi, la formation musicale est composée d’un piano électrique et d’un violon (Fabien Moryoussef), d’une basse et d’une contrebasse (Philippe Thibault), d’une guitare et d’un luth (Ronan Yvon), ainsi que d’une batterie (Anthony Capelli). La musique acoustique est régulièrement accompagnée d’effets électroniques, le contraste permettant de retranscrire brillamment l’étrangeté de l’expérience vécue.
Émancipation, pouvoir et plaisir féminins
Dans cette construction chorale, aucun des personnages n’échappent à cette énergie de chaos, à cette force frénétiquement bouleversante. Mais les péripéties que subissent les existences féminines prennent une teinte émancipatrice, où leur pouvoir et leur plaisir se trouvent décuplés. David Lescot met une nouvelle fois à l’honneur l’émancipation, la puissance et la jouissance féminines dans cette comédie musicale. S’il avait dressé le portrait de Nina Simone, interprété par Ludmilla Dabo, il dresse ici une série de personnages féminins en quête d’émancipation.
Jusque-là effacée, éteinte, enfermée dans une vie terne et monotone avec Tobias, Antonia devient une véritable reine, révélée par l’opéra. Passant d’une statut de victime, elle s’offre désormais à l’aventure et à l’imprévu, sous une impulsion mystérieuse et chargée d’émotion. Cet élan émancipateur est chanté par la grandiose Candice Bouchet, usant de toute sa puissance vocale pour retranscrire l’explosion libératrice du personnage.
Le lendemain de la représentation, Iris connaît un « double réveil » : en sortant du lit, elle chante à Anatole qu’elle s’est menti à elle-même, qu’elle s’est convertie à lui au point de se négliger, lui chantant avec ferveur : « Bois ton café sans moi, est venu le temps de vivre autrement ». Élise Caron, dont le talent n’est plus à présenter, retranscrit avec passion l’énergie émancipatrice d’une femme qui part refaire sa vie en vivant selon le principe de l’amour (mimant ainsi la conduite des personnages de l’Orontea).
A travers un battle phénoménale au sein de la Commission européenne, Mona et Clyde deviennent des véritables lionnes politiques. Le sujet de l’herbicide Burt it n’est qu’un prétexte pour déployer toutes les armes rhétoriques et les instruments de persuasion qu’elles manient à la perfection. Le vide qu’elles créent autour d’elles pour pouvoir se battre sans limites, semble alors révéler un désir insatiable pour l’autre. Ludmilla Dabo et Pauline Collin interprètent de manière époustouflante cette passion belliqueuse, à la limite de l’érotique, faisant de cette confrontation un des moments les plus marquants de la pièce !
L’idylle de Clyde et Ludivine se trouve réduite à néant lorsque cette dernière connaît un coup de foudre pour Anatole, le lendemain de la pièce. Sous l’emprise d’un désir irrépressible, elle l’entraîne dans une aventure sentimentale et sensuelle où elle l’initie à toutes sortes de pratiques. Avec douceur et espièglerie, Emma Liégeois chante le plaisir et la jouissance féminine, avec des paroles où se mêlent un érotisme suggéré et une poésie fiévreuse.
Crédit photo : Christophe Raynaud de Lage