Cirque
“Balestra”, un spectacle de sortie du CNAC sombre et nerveux

“Balestra”, un spectacle de sortie du CNAC sombre et nerveux

27 January 2023 | PAR Mathieu Dochtermann

C’est un exercice délicat auquel s’est livrée Marie Molliens, mettre en piste les élèves sortants du CNAC (Centre National des Arts du Cirque) dans un spectacle intitulé Balestra, visible du 25 janvier au 19 février à la Villette. L’artiste imprime fortement sa marque sur cette proposition dépouillée, puissante, à la lumière très travaillée. Les interprètes se prêtent au jeu et insufflent beaucoup d’énergie à l’ensemble. Une belle réussite du point de vue de l’esthétique et de l’univers.

Pour ce Balestra, Marie Molliens peint une longue succession de tableaux beaux et forts, avec les outils qui lui sont familiers. Un spectacle d’ambiances, ni narratif ni discursif, qui voyage entre dystopie et célébrations dyonisiaques, taillant sa route au travers des ombres. Un cheminement d’image en image, de sensation en sensation, qui s’appuie sur le corps des circassiens, sur le groupe, sur la musique aussi, pour imprimer ses impressions.

Au début du spectacle, une artiste habillée de blanc joue avec sa roue allemande. Feignant la maladresse, avec une certaine fébrilité, elle oscille, tombe, explore les possibilités de l’instrument, sous le regard conjoint du public qui entre en salle et des autres interprètes, massés dans un coin du chapiteau, grimés en Pierrots Lunaires, impassibles et inquiétants.

Cette bande de clowns tristes, dont le blanc n’est pas signe de pureté mais plutôt d’absence de couleur – donc de vie – comme d’individualisation, passe le début du spectacle à se déplacer en grappe, comme une seule entité qui serait angoissée à l’idée que l’un·e de ses membres puissent lui échapper. Le travail du mouvement d’ensemble est convaincant, et les tableaux sont oppressants, du fait d’une combinaison d’éléments dont l’expression vide des visages n’est pas le moindre.

Évidemment, le cheminement du spectacle sera de montrer une libération graduelle des individualités au sein du groupe, montrant que les différents membres de ce microcosme s’épanouissent en sortant de ce groupe uniformisé – le totalitarisme clown a le visage d’une société vraiment effrayante. Cela passe évidemment par des scènes de révolte – avec un traitement assez habituel, cela se passe dans la fumée, sur un fond de rock ou de techno tonitruant, avec vociférations policières au porte-voix en prime. Passés le bruit et la fureur, les individus, qui ont enfin conquis le droit à l’autonomie, à la lumière et à la couleur, peuvent entrer dans un temps de célébration et de vie. Ils se dépouillent alors de leurs tristes oripeaux, montrent enfin un peu de corps et un peu de coeur.

Mis à part un ou deux tableaux un peu affaiblis par leur caractère attendu – on a mentionné la scène de révolte, on peut aussi parler de l’utilisation du tissu aérien pour figurer une sorte d’apothéose ou d’apparition angélique gracile – l’attention à la composition de l’image est admirable. La mise en lumière, qui joue à découper de minuscules espaces au sein d’une obscurité épaisse pendant une bonne moitié du spectacle, a un rôle central. La maîtrise de Marie Molliens, assistée de Théau Meyer, lui permet de réussir le tour de force d’occuper l’espace d’un grand chapiteau avec presque rien : quelques filets, une estrade sur un côté, les agrès, et toute une batterie de projecteurs lui suffisent pour construire un univers fort et convaincant. Le groupe de projecteurs disposés en cercles concentriques sur un gril mobile, squi fait comme un soleil fragmenté – ou à une soucoupe volante ! – constitue un point d’attraction particulièrement fort, autour duquel une partie de la dramaturgie gravite.

Côté interprètes, on relève de l’énergie, un bel ensemble côté chorégraphies de groupe, et quelques passages individuels particulièrement convaincants. De ce point de vue, d’ailleurs, on a la sensation que toustes n’ont pas eu exactement la même mise en valeur : certains soli sont longs et bien soulignés par la lumière et la mise en piste, comme le solo de Marisol Lucht, qui fait montre d’une grande finesse dans la maîtrise de sa roue Cyr, ou la jonglerie avec des éponges et une prise de risque acrobatique bluffante signée Julien Ladenburger, tandis que d’autres sont comme évacués en vitesse. Dans l’ensemble, on retient de beaux morceaux de cirque, mais on retient surtout les scènes de groupe, et l’univers proposé, la narration visuelle prenant l’ascendant sur la technique.

Pour le reste, on retrouve le talent de Marie Molliens pour l’écriture décalée et subversive de scènes qui se télescopent, la normalité qui dérape, la surprise toujours en embuscade au moment où le spectacle est sur le point de s’installer dans le confort. On applaudit particulièrement à la scène de compétition d’escrime, qui se transforme en un éclair en une scène poétique et décalée. La musique, qui navigue entre Gymnopédies légèrement discordantes et morceau de Led Zeppelin franchement tripatouillé, aide à instaurer l’atmosphère étrange de ce spectacle nerveux, étonnamment court pour un spectacle de sortie du CNAC, mais du coup concentré en énergie comme on l’avait rarement vu jusque là.

Même si elle peine un peu à trouver son rythme au début, c’est une proposition vraiment intéressante sur la forme, avec de magnifiques images dans une composition visuelle et thématique assez sombre. Balestra est un spectacle n’essaie pas de se raccrocher à la facilité d’un fil narratif, porté avec détermination par de jeunes artistes qui ne retiennent pas leurs coups. A découvrir !

GENERIQUE

Marie MOLLIENS / Cie Rasposo Écriture, Mise en scène, Lumière – Robin AUNEAU Assistant à la mise en scène – Fanny MOLLIENS Assistante à la mise en scène – Guy PERILHOU Contributeur – Milan HÉRICH Regard chorégraphique – Jacques ALLAIRE Conseiller artistique – Éric BIJON Création musicale – Fabrice LAUREAU Création sonore – Solenne CAPMAS Création costumes, assistée de Madeleine DAVIES – Théau MEYER Assistant création lumière – Silène MARTINEZ ou Aline REVILLA Régisseuses animalières – Julien MUGICA Régie générale – Guillaume BES Régie plateau – Vincent GRIFFAUT ou Laura MOLITOR Régie lumière – Gregory ADOIR Régie son

Interprétation Noa AUBRY (France) Roue allemande, Alice BINANDO (Italie) Corde lisse, Tomás DENIS (Venezuela) Acrodanse, Jef EVERAERT (Belgique) Roue Cyr, Yannis GILBERT (France) Acrodanse, Julien LADENBURGER (France) Jonglerie, Marisol LUCHT (Allemagne-Chili) Roue Cyr, Elena MENGONI (Belgique) Trapèze ballant, Carolina MOREIRA DOS SANTOS (Brésil) Tissus, Matiss NOURLY (France) Corde tendue, Pauline OLIVIER DE SARDAN (France) Mât chinois, Niels MERTENS (Belgique) Bascule coréenne,Thales PEETERMANS (Belgique) Bascule coréenne, Tiemen PRAATS (Belgique) Bascule coréenne

Photo (c) Christophe Raynaud de Lage

Victoria Pianasso, l’art de rire au Théâtre du Marais
Dan Da Dan Dog, le rêve suédois de Pascale Daniel-Lacombe à Poitiers
Avatar photo
Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

Publier un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Your email address will not be published. Required fields are marked *


Soutenez Toute La Culture
Registration