
Le cirque est mort: Lucho Smit en crise nietzschéenne dans “L’âne & la carotte”
Du 5 mars au 5 avril, SPRING, le festival des nouvelles formes de cirque en Normandie, porté par la plateforme 2 pôles cirque en Normandie – La Brèche et le Cirque-Théâtre d’Elbeuf, annonce le printemps par la kyrielle de représentations programmées dans toute la région. Le lancement ce faisait ce jeudi, et les propositions vues à Cherbourg tiennent clairement la promesse de la modernité. Entre Cadavre Exquis qui convoque douze metteur.se.s en scène pour un seul spectacle et une seule interprète, et L’âne & la carotte qui questionne puissamment ce qu’est le cirque, on ne peut pas dire qu’on manque de matière à réflexion.
Un manifeste, un coup de gueule, les soubresauts d’une quête existentielle. Un cri d’amour ou de désespoir ?
Lucho Smit, artiste de cirque aux multiples talents – acrobate, jongleur et contrebassiste – formé au CNAC, « artiste fondateur » de Galapiat Cirque, n’est pas un nouveau-venu de la piste. Il est même de ceux dont on peut dire qu’ils ont consacré leur vie au cirque. Pourtant, il signe ici un spectacle en forme de vive interpellation : que peut le cirque aujourd’hui, et quel sens y a-t-il à encore en repousser les limites ?
La proposition s’articule autour de trois temps, qui sont autant de marqueurs de ce que sont les arts de la piste.
Première partie du spectacle, le cirque traditionnel : de courts numéros fondés sur l’épate et sur la technique, enchaînement de classiques attendus, autant de propositions de très brève durée que Lucho Smit assure à lui seul. Alors, évidemment, il n’est pas un spécialiste de tous les agrès, mais il s’exécute bon gré mal gré, en ronchonnant quelque fois, parce qu’il « faut » un numéro de corde lisse dans tout spectacle de cirque qui se respecte. C’est le poids du répertoire, mais aussi la performance mise en avant.
Deuxième partie, le cirque contemporain : l’artiste s’efface et se met au service d’une esthétique et d’un projet. Dans ce long numéro de jonglage, tout est dans la mise en piste, même s’il n’est pas donné à n’importe qui de faire preuve de l’adresse nécessaire à s’acquitter de numéros aussi complexes. A grand renfort de découpes lumière, de musique et d’effets stroboscopiques, l’attention est immanquablement rivée sur les anneaux qui s’élèvent en rythme dans les airs. Hypnotique. Car très répétitif. Lucho Smit fait mine de s’y perdre, d’être réduit à un esclave de la lumière qui guide l’endroit où il doit se tenir. L’interprète devenu l’esclave besogneux, le livreur Deliveroo du spectacle de cirque.
Troisième partie, proposition de sortie par le haut ? Lucho Smit s’engage dans une entreprise où, littéralement, il tente d’aller toujours plus haut, juché sur une tour de chaises qu’il édifie avec des trésors de précautions. Prise de risque, conquête du ciel, performance fragile, mise en scène du complice, le garçon de piste Frédéric Vetel, qui rivalise d’astuces pour faire parvenir les chaises les unes après les autres à l’acrobate. Attente et suspension dans le public, tension extrême qui convoque soulagement et liesse dans les mêmes proportions, les ressorts sont parfaitement mis en place, puis utilisés, afin de créer un moment mémorable.
Pour autant, Lucho Smit ne manipule ainsi le public que pour mieux l’interroger. Son spectacle de cirque en trois temps, où il force parfois un peu sur le trait de la caricature, n’est que le prologue compliqué de ce qu’il souhaite poser. Si, tout au long du spectacle, il rend le public complice d’un spectacle auquel il le convie à participer, c’est pour mieux le prendre à témoin de la vacuité de l’ensemble. Le pop-corn comme viatique de la réflexion critique : si la voix off de Lucho Smit en réfère, en début de spectacle, à la métaphysique de Kant, c’est pour mieux arriver finalement au Surhomme de Nietzsche, et finalement inviter à le dépasser à son tour.
Que reste-t-il alors au cirque, si on renonce à l’aller toujours plus haut, plus fort, plus loin, plus risqué, plus technique ? Que reste-t-il alors au cirque, si à force de repousser sa mise en piste on finit par le diluer dans les effets, dans le paraître, dans une intellectualisation auto-référente qui le vide de sa présence vivante ? Lucho Smit met son interrogation en images par la parabole de l’âne et de la carotte, en se mettant dans le rôle de l’âne. Par cette métaphore, il nous dit tout le désarroi du chercheur qui ne trouve jamais, qui finit par avoir l’impression qu’il poursuit une chimère. Le cirque idéal n’existe pas, semble-t-il nous rappeler. Le spectacle est sensé faire de nous des hommes meilleurs, rendre un sens ou au moins un plaisir à notre être-au-monde, mais le peut-il vraiment ? Si le destin de l’homme est de s’inscrire dans le monde et d’en être agent et non pas simple spectateur, le cirque peut-il vraiment servir ce dessein ?
En finissant sur ses angoisses existentielles, en ayant l’honnêteté de ses doutes, en les imprimant de manière incisive, Lucho Smit nous prend toutes et tous à partie : pourquoi le crique, pourquoi le faire, pourquoi y venir ? Quel est encore le sens de cette aventure, y a-t-il encore des terra incognita, des choses à inventer, faut-il se réinventer ailleurs ?
Un spectacle en forme de question, un cours magistral qui se finit par une interpellation : on croirait la progression pédagogique d’un cours de philosophie. Sur ce plan, sans nul doute, l’entreprise est réussie. Même si le spectacle ne tient, finalement, et paradoxalement vu le propos, que grâce à l’impeccable technique de Lucho Smit, à sa maîtrise de ses agrès : sans la performance du circassien, ni la mise en scène ni l’interrogation ne feraient mouche.
On peut rejoindre cette interrogation : le cirque contemporain a peut-être bien épuisé les possibilités du territoire qu’il a découvert. Cela n’interdit pas les belles propositions, mais cela ralentit sans doute l’invention. Une seconde Renaissance est peut-être souhaitable (mais est-elle seulement possible?), mais peut-on vraiment l’espérer, si proche de la première ? Finalement, cette impatience de passer à la suite, à se transcender encore, n’est-elle pas simplement la marque d’une époque qui est tendue toute entière (ou presque) vers l’impulsion de toujours zapper, dans une course effrénée après la nouveauté ? Et, s’il faut répondre à la question posée, on en est pour notre part convaincus : il faut encore et toujours jouer, et rejouer la farce du monde et la société des hommes, car c’est là leur tendre un miroir salutaire, c’est leur rappeler la possibilité de rêver et de dessiner des ailleurs possibles, de repousser les limites d’une condition présente. Et cela, seul l’Art peut le faire… et le cirque a sa part à jouer !
Maintenant que L’âne & la carotte a fait sa première à SPRING sous le chapiteau de La Brèche – Pôle national des arts du cirque, le public va pouvoir aller à sa rencontre sur les premières dates de sa tournée : le 15 mars à Le Siroco (Saint-Romain-de-Colbosc – 76), les 16 avril et 17 avril à Les 3T-Scène conventionnée de Châtellerault (86), les 2 mai et 3 mai à Festival Pisteurs d’Etoiles (67), et les 25 juin et 26 juin à Festival Le Mans fait son cirque (72).
L’ANE ET LA CAROTTE
de et avec Lucho Smit
Garçon de piste : Frédéric Vetel
Régie générale : Loïc Chauloux
Création lumière : Gautier Gravelle
Création costumes : Héloïse Calmet
Constructions : Guillaume Roudot
Production & Diffusion : Camille Rondeau
Administration : Yvain Lemattre et Camille Rondeau
avec la précieuse collaboration de Harm van der Laan et Emilie Bonnafous
Remerciements à Danielle Le Pierrès, Federico Robledo, Lucce et Olivier Antoine
Visuel: (c) Sébastien Armengol