
Dans Un soir, une ville…, Daniel Keene unit les solitudes
« Un soir, une ville… » regroupe trois courtes pièces du dramaturge Daniel Keene : Fleuve, Un verre de crépuscule et Quelque part au milieu de la nuit une fois réunies se font écho et de cet assemblage se dégage un sens commun. Ces textes parlent du présent que vivent des êtres dont on ne sait pas grand choses, un instant t dans leur existence, un moment imprécis et nocturne où se dévoile leur solitude, profonde et impartageable. La nuit favorisera pourtant une tentative d’approche de l’autre plutôt que le repli. Pour sa dernière création, Didier Bezace revient à Daniel Keene qu’il a déjà monté à plusieurs reprises. La pièce présentée aussi simplement que sincèrement, et les comédiens émeuvent, bousculent.
Ce sont trois face-à-face, saisissants. D’abord celui d’un père, au chômage, alcoolique, parfois violent, et son fils, si jeune. Dans la pièce, ce dernier à 12 ans. Bezace a confié le rôle à un gamin qui ne les a pas encore mais possède une grande et touchante présence. Drôle ou retord, l’enfant paraît plus solide, plus lucide avec ses réflexions parfois naïves. Le rapport entre les deux personnages est alors différent, plus essentiel encore. Puis, deux hommes se rencontrent. Le plus vieux doit prendre un train très tard mais aborde un jeune homme prostitué, le fait monter dans une chambre d’hôtel et se paie ses services pour une nuit. Leurs corps nus dans l’obscurité de la pièce sont toujours distants. Les acteurs, les costumes rappellent L’Homme blessé de Chéreau. Enfin, la troisième pièce met en scène une femme âgée qui perd la mémoire et sa fille qui vient la chercher pour prendre le train et la ramener chez elle.
Les personnages sont humbles (la problématique de l’argent revient comme un leitmotiv dans les textes), complexes dans leur fragilité. Préoccupés par toutes sortes de peines, d’histoires, de problèmes, le poids social ou familial, ils tentent de mettre à distance leur solitude et leur désespoir en allant à la rencontre de l’autre. Ils se parlent peu, n’échangent parfois que quelques banalités, le silence est pesant, le conflit imminent.
Le décor de Jean Haas, les lumières, très belles, de Dominique Fortin participent à rendre une atmosphère de crépuscule et d’isolement, celle de la marge à laquelle sont renvoyés les individus. La construction cinématographique du spectacle nous fait voyager dans différents lieux, les changements de décors que cela implique s’opèrent sans lourdeur grâce aux enchainements musicaux.
Les comédiens, sensibles et profonds, finement dirigés, rendent parfaitement justice à l’écriture singulière et contemporaine de Keene si économe, nécessaire. Au plus prêt des détours et des nuances du texte, ils ne cherchent pas l’effet, n’adoptent pas un parlé théâtral mais ils disent et respirent cette langue avec justesse, jouent autant les mots que ce qu’il y a entre les mots. Tout se joue dans les silences pleins de violence intérieure ou de doutes, dans un regard, un sourire. Patrick Catalifo et Sylvie Debrun sont particulièrement admirables.
Les histoires sont belles, douloureuses et prenantes car fortement humaines mais aussi irrésolues et déprimantes. Didier Bezace ne s’est sans doute pas assez autorisé l’humour et il a eu tord. Par contre, on lui reconnaît la patte subtile, le ton délicat et cela convient parfaitement au théâtre de Daniel Keene.