Théâtre
Masculin/Feminin, au Théatre de l’Opprimé : Une intrépide « petite bande »

Masculin/Feminin, au Théatre de l’Opprimé : Une intrépide « petite bande »

20 September 2012 | PAR Laurent Deburge

La compagnie In Quarto, sous l’attentive férule de Julie Duclos, livre un travail collectif passionnant, et troublant, sur les questions essentielles d’une jeunesse bien ancrée dans l’époque. Dans la continuité des Fragments d’un discours amoureux de Barthes, donné l’année dernière à La Loge, les comédiens s’attèlent cette fois-ci à explorer les jeux hasardeux de l’identité et du désir.

L’espace scénique investi par la compagnie est un lieu indéterminé, à la fois atelier et laboratoire, mais aussi salon, chambre ou salle à manger, dans lequel sont installés ordinateurs, caméras, photos, écrans, sur des tables où s’amoncellent coupures de presse, textes et magazines tels Playboy, Têtu ou Causette, dans le fouillis d’une ébullition créatrice.

Nous assistons en effet à un work in progress, à une pensée en train de se dessiner, au jeu vivant de comédiens-chercheurs qui sont avant tout des jeunes d’aujourd’hui, certes privilégiés par leur statut d’artistes et leur accès à la culture, confrontés à des questions essentielles au cœur d’un contexte de plus en plus déroutant.

Entre tendresse et ironie, le regard porté par ces individualités intenses et graciles sur la misère sexuelle et la solitude au temps de « l’escorting », forme contemporaine de la prostitution estudiantine, entre autres, est désarmant de simplicité, de discrétion et d’une sorte d’ambiguë complicité, au sens où ce n’est pas parce que je te comprends que tu m’es davantage sympathique, bien au contraire. Il y a de la pitié dans la compréhension, comme quand on dit de quelqu’un qu’il « fait pitié ».

Le spectacle est construit autour de points de repères et d’exercices comme des interviews sociologiques plus que journalistiques, où les acteurs-personnages enquêtent sur eux-mêmes, le meilleur terrain qui soit, et de performances dansées, de vidéos projetées, de textes joués ou lus, de Koltès, d’Auster ou Godard, entre les voix de Patti Smith et de Gilles Deleuze.

La merveille de ce spectacle est cette liberté, cette prise de risque consistant à s’inventer sur scène, dans une quotidienneté alternant baguenauderies et instants de grâce d’une grande beauté, comme cette mariée aux seins nus ne sachant égayer l’annonce filmée par laquelle elle propose ses services sexuels. (Pétillante et impérieuse Alix Riemer, fil conducteur et provocant tissé entre les différents moments du spectacle.)

Déconcertante, la scénographie efface les lignes et superpose les plans, dans le sillage du Théâtre de l’Opprimé d’Augusto Boal, et de la performance d’une Sophie Calle. C’est la vie d’un groupe sur scène, dans l’ambivalence de l’intime et de la distance. C’est tout le paradoxe de la mise en scène de Julie Duclos, de faire que l’intimité de ces moments offerts plus que volés, soit à la fois une marque de distance, où le spectateur est tenu en respect, au plus près des comédiens et exclu de leur jeu, exclu parce que reconnu et accepté en tant que tel. Les acteurs deviennent ainsi magnifiques de justesse et de présence, d’une spontanéité ne signifiant pas l’absence de complexes mais la rare capacité à les éprouver en conscience et à les exprimer.

Le spectateur est le voyeur inclus et le témoin privilégié d’une réflexion collective et ludique sur le désir, le corps et l’identité sexuelle qui n’est peut-être qu’une sorte d’accès, paradoxalement pudique, à des questions qui le sont beaucoup moins, à savoir celles de l’identité tout court, des frontières poreuses entre la réalité et la fiction, du rôle et du travail de l’acteur, de la volonté de plaire et du rapport au regard de l’autre.

Face à la jeunesse et à la beauté de ce collectif d’acteurs, on pense à la « petite bande » dont parle Proust : « Mon hésitation entre les diverses jeunes filles de la petite bande lesquelles gardaient toutes un peu du charme collectif qui m’avait d’abord troublé… ». Il faut citer tous les comédiens de la Compagnie In Quarto, issus pour la plupart du Conservatoire National d’Art Dramatique de Paris ou de l’Ecole Supérieure d’Art Dramatique de la Ville de Paris : la détermination de Calypso Baquey, qui livre un Koltès dépouillé à l’extrême, le charme diaphane et impénétrable de Maelia Gentil, la force aérienne de Bino Sauitzvy, phénoménale Gilda, la sincérité virile de Yohan Lopez et la partition ahurie autant qu’hilarante de David Houri, sans oublier la mutine Alix Riemer, déjà nommée.

Julie Duclos s’inspire de Brecht, pour qui la tâche du metteur en scène consiste à « éveiller et organiser l’activité productrice des comédiens ». C’est une mise à l’épreuve consistant en une multiplicité de solutions possibles à actualiser sur scène. « Le travail s’élabore avec les acteurs et à partir des acteurs. Pas de rôle principal. Pas de distribution. Pas de personnages. C’est au non-acteur, chez l’acteur, que je m’adresse. Partir de ses envies, ses visions, puis écrire pour lui en particulier, « rêver » autour de lui. Inventer une écriture de plateau qui soit une structure éclatée. Des hommes et des femmes pris dans les méandres de l’amour et du monde moderne, saisis dans leur intimité, depuis la coulisse, comme dans le dos du monde. » (Julie Duclos).

Ce spectacle intelligent ouvre des portes et donne à penser, à ressentir, à approfondir. La distance, l’humour et la pensée libre sont nos seules armes pour tenter de se débrouiller à travers les masques, les guises et les faux-semblants des corps, des genres et du désir.Si l’ambition de cette compagnie, qui relève, de fait, d’une certaine élite des institutions théâtrales françaises, est de « faire partie du théâtre en train de se faire » et de « prendre la relève », force est de reconnaître que le défi est relevé, et la place non usurpée.

« Quand j’avais quinze ans, le monde idéal était un endroit peuplé d’androgynes où on ne saurait le sexe d’une personne qu’en couchant avec elle »

 

Visuel (c) Théâtre de l’Opprimé

 

 

 

 

 

 

 

 

Gagnez 1x 2 places pour Eddie Floyd, à l’Olympia le 7 octobre
Les sorties d’écoles du Théâtre de la Cité Internationale
Laurent Deburge

Publier un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Your email address will not be published. Required fields are marked *


Soutenez Toute La Culture
Registration