“De plus en plus de rien”, spectacle pour marionnettistes bourrés de talent
Le festival Récidives 2022 vient de s’achever, et il proposait de découvrir les deux premiers opus d’un triptyque dénommé Petite galerie du déclin. L’occasion de confirmer que Pierre Dupont et Kristina Dementeva (cie Portés disparus) ont de l’or dans la tête, dans la bouche et dans les doigts : en 20 minutes, un bijou d’intelligence mise au service de la marionnette, ou inversement.
De plus en plus d’opus
On ne sait pas s’il faut y voir un signe des temps, où les séries ont gagné la bataille des modes de consommation culturelle et nous ont conditionnés à attendre que tout nous soit livré en épisodes. En tous cas, de plus en plus nombreuses sont les créations en ce moment à se décliner en séries découpées en plusieurs volets. Le spectacle La forêt ça n’existe pas, dont on a déjà écrit qu’il était absolument génial, se retrouve donc maintenant flanqué d’un second opus, dans l’attente du troisième qui complètera le triptyque.
On reprend donc certaines caractéristiques, qui créent une forte parenté, et on recommence. Il y a déjà une grande proximité formelle : De plus en plus de rien est une forme courte (une vingtaine de minutes), marionnettique, interprétée à deux marionnettistes, sur une table, avec un duo de personnages animaliers dont les voix sont travaillées pour ne plus ressembler à celle des comédiens, et une manipulation à vue qui permet aux interprètes de se mettre en scène. Et puis il y a le fond, une dramaturgie portant sur l’exploration d’une situation initiale claire et dramatique, une présence forte et constante de l’humour au premier abord, mêlée à un sous-texte philosophique ou politique qui appuie fortement où ça fait mal. Derrière les métaphores, les questionnements, derrière le rire, l’angoisse.
Se tenir à deux devant l’abîme
Situation initiale : les deux marionnettistes se tiennent de part et d’autre de la scène, une veste sur les épaules. L’homme énonce : “C’est la fin”. Et le spectacle commence sur ce plateau où se trouvent une table un peu branlante, couverte des mêmes bouts de carton noirs que ceux qui jonchent le sol alentour. En écartant certains morceaux, Kristina Dementeva révèle une petite marionnette commandée par deux tiges, qui représente un lombric. Ce premier personnage va vite réaliser qu’il n’est pas seul : une hyène malingre affligée d’une toux caverneuse, animée en prise directe par Pierre Dupont, partage cet espace congru. Qui va s’amenuisant, au fur et à mesure que les marionnettistes rabattent des pans du plateau de la table. Autour, ce n’est pas le lieu de la représentation : autour, c’est l’abîme, le néant, le Rien. Il va falloir que les deux personnages affrontent cette situation qui les place immédiatement devant des choix vertigineux, puisqu’ils sont les derniers de leur existence, voire de l’Existence tout court.
Evidemment, on lit ici une métaphore assez transparente de l’effondrement du système Terre : après avoir méthodiquement tout grignoté, l’humanité se retrouve maintenant au bord du vide. Epuisement des ressources énergétiques, épuisement des matériaux, saturation toxique des milieux, perte affolante de biodiversité, sont quelques exemples de problèmes qui vont ajouter leurs effets au dérèglement climatique. Si l’on ne croit pas au deus ex machina techno-scientifique, il reste donc la nécessité d’affronter cette question vertigineuse : que faire devant une fin inéluctable ? De plus en plus de rien ne propose aucune réponse, ni d’ailleurs ne sort jamais du registre métaphorique et poétique, et une personne dans le public qui n’adhèrerait pas à cette analyse, ou serait trop jeune pour la suivre, serait toujours nourrie par un spectacle plaisant au premier degré, avec des dialogues ciselés, des traits d’humour bien trouvés et des personnages attachants. En somme, sous l’apparence d’un bisounours, à laquelle on a toujours la liberté de vouloir s’arrêter, se trouve une vérité dérangeante assénée avec la force d’un uppercut.
Peut-être d’ailleurs est-ce là qu’on a envie de dire – en toute subjectivité – qu’on trouve l’opus 2 moins réussi que le 1 : La forêt ça n’existe pas avait une dramaturgie fermée (retour à la situation initiale) mais énormément de possibilités d’interprétation, et était fort de cette richesse sous-jacente, tandis que De plus en plus de rien, malgré sa fin ouverte (même si tout porte à croire que le Rien va bientôt tout engloutir), a un sous-texte beaucoup plus univoque. Dans le plaisir intellectuel de se perdre dans les symboles et les métaphores, et d’ouvrir des tiroirs à n’en plus finir pour se perdre en conjectures, l’opus 1 nous semble donc plus fort. Quitte à avoir affaire à un théâtre très beckettien, où l’absurde le dispute à la catastrophe, autant que des lectures multiples puissent s’imbriquer.
De plus en plus de bien
Pour le reste, on le redit : il y a un talent fou à ce duo formé par Pierre Dupont et Kristina Dementeva. D’abord dans l’écriture, qui allie utilisation astucieuse des sous-entendus et des métaphores, sens de la formule percutante ou drôle, précision de la progression dramaturgique et des variations. Les personnages sont à la fois repoussants en apparence et profondément fragiles donc profondément humains quand ils se dévoilent, et ils suscitent de ce fait une empathie croissante à mesure que le gouffre les appelle. Les personnages sont campés dans leur singularité de caractère et dans leur rôle en quelques répliques, la situation posée avec une netteté impeccable en un éclair. Le duo improbable formé par le lombric et par la hyène rappelle Toto et Brady de l’opus 1 : une sorte de binôme clown rouge – clown blanc, des énergies différentes, mais une connivence forcée par la situation. Et, au risque de se répéter, un sens de l’humour qui fait mouche presque à tous les coups.
L’écriture scénique aussi est irréprochable : le spectacle se passe de décor ou de mise en lumière complexe – et de ce fait peut jouer à peu près n’importe où – parce que le rythme est le bon (bien qu’il y ait là une toute petite marge de bonification), que les mouvements des personnages sont précis, sans rien qui ne serve exactement soit à donner de la densité au personnage, soit à faire avancer l’histoire. La qualité de manipulation de La forêt ça n’existe pas se retrouve ici : les micro-indications données notamment par les mouvements du lombric permettent par moment de comprendre l’état émotionnel du ver de terre rien qu’à ses mouvements… et on doit reconnaître que c’est un tour de force ! Peut-être que la manipulation de la hyène, au gabarit encombrant et aux membres très longs, peut encore faire l’objet de recherches, pas tant au niveau de la tête, qui bénéficie déjà d’une belle expressivité alliée à une grande netteté, que dans le maniement du corps de la marionnette dont on sent le marionnettiste parfois un peu embarrassé.
Ce qui vient parfaire le plaisir de ce spectacle, c’est la simplicité et la gentillesse dont font montre les deux marionnettistes hors de la représentation. Ils portent leurs propositions avec générosité et le souci d’apporter le meilleur partout et à toustes. Ils le font avec l’humilité des gens bourrés de talent et qui ne réalisent pas qu’ils le sont, ou pour qui en tous cas la chose n’a pas vraiment d’importance. Si leurs personnages sont aussi attachants, c’est peut-être parce qu’ils le sont eux-mêmes.
A voir, absolument sans hésitation, à la première occasion.
GENERIQUE
Conception, construction, jeu : Pierre Dupont, Kristina Dementeva
Regard extérieur : Lou Simon
Photo : ©Sasha Gourdin