
Pene Pati en benêt magnifique illumine la seconde distribution de L’Elisir d’amore à la Bastille
La production du chef-d’œuvre de Donizetti mise au point par Laurent Pelly et reprise pour la cinquième fois depuis sa création in loco en 2006 a fini par amener le public à remplir le vaisseau de la Bastille. Trois sopranos se sont succédé en Adina dans deux distributions, avec des bonheurs divers et l’étoile montante Pene Pati a fait des débuts officiels de haute tenue en Nemorino sur la scène parisienne.
Contrairement à d’autres reprises plus discutables, celle de la production de L’Elisir d’amore imaginée par Laurent Pelly rallie quasiment tous les suffrages. La transposition de l’action dans l’Italie des années 1950 fonctionne parfaitement (on oublie souvent que le librettiste Felice Romani n’a pas modifié l’idée de départ d’Eugène Scribe, qui pour Le Philtre d’Auber la situait au pays basque) avec sa trattoria, son camion de charlatan, sa mobylette et ses pyramides de bottes de foin, ses costumes pastel et son petit chien traversant la scène. Elle dégage un charme certain bien en phase avec l’action peu alambiquée et délicate de cet opéra rustique même si les décors de Chantal Thomas ne favorisent ni la projection des voix ni l’équilibre des chanteurs amenés à escalader les monticules de paille et à en respirer les poussières. Tout au plus pourrait-on espérer des lumières plus variées de la part de Joël Adam que les poursuites sur les solistes (elles ne le sont qu’à partir de la fin de l’acte 2, après que les ampoules au bout de fils ont formé un ciel nocturne de toute beauté pour l’aria de Nemorino) et des mouvements de foule plus chorégraphiques (Pelly se contente de tableaux vivants la plupart du temps) pour atteindre la perfection.
Pour réussir parfaitement l’entreprise, il faut aussi un chef d’orchestre capable de délicatesse et de souplesse, qui trouve les équilibres propres à permettre aux chanteurs de colorer leur chant, surtout dans cette acoustique particulière. Il semble que Giampaolo Bisanti en cette fin de série ait mis de côté ses velléités initiales de rutilance : ne couvrant jamais les chanteurs, les couvant plutôt du regard et du geste, il offre une direction parfaitement calibrée, dansante et fine, en un mot assez idéale : les ensembles sont parfaitement exécutés, les chœurs (préparés par Alessandro Di Stefano) ne couvrent jamais les solistes et la respiration de la musique de Donizetti peut ainsi s’épanouir librement. À l’instar de l’ensemble de la formation orchestrale, les quelques soli à découvert (le basson de l’aria de Nemorino, la trompette de la fin de celle de Dulcamara) n’appellent que des éloges en termes de précision et de couleur.
À tout seigneur tout honneur : le baryton pavesan Ambrogio Maestri règne sur le personnage de Dulcamara qu’il a promené sur toutes les scènes du monde (il a d’ailleurs créé cette production en 2006) avec un instrument formidable d’ampleur, de couleur, de projection. Il joue de toutes sortes de ficelles pour camper un charlatan aussi complaisant que sympathique avec force changements d’émission, nasalités et passages en fausset, grasseyant parfois dans le grave et sifflant volontiers entre ses dents, sans jamais perdre de vue la musicalité et le sens des mots. Tout juste peut-on lui reprocher de tuber un peu les aigus, mais à plus de cinquante ans, il épate encore par sa santé vocale et une inimitable italianità. Son air d’entrée « Udite, o rustici » lui vaut une ovation bien méritée.
Le sergent Belcore de Simone del Savio se situe bien dans la tradition. Il campe d’une voix bien timbrée un sous-officier fat et plastronnant, ce qu’il souligne par des vocalises quelque peu appesanties dans son « Paride vezzoso » et si l’on préférerait une émission plus claire dans l’aigu et plus de projection dans le grave, on lui sait gré de gérer parfaitement les ensembles.
Sydney Mancasola est le point d’interrogation de cette distribution : ce n’est pas tant la projection qui lui manque dans cette salle, qui en demande beaucoup, mais plutôt la solidité du grave, la couleur du timbre, la largeur de l’instrument, qui seuls permettent de composer une paysanne riche et fière à même de faire souffrir son prétendant par l’élaboration d’un chant corsé, expression vocale d’une fierté que sa position sociale permet. La soprano américaine ne manque pas d’abattage ni de précision dans les vocalises, mais plutôt de personnalité, d’ampleur vocale et dramatique (elle se distingue à peine de la parfaite Giannetta de Lucrezia Drei, c’est tout dire), de celles qui permettent de créer un équilibre avec Nemorino. C’est notamment le cas dans son « Prendi ; per me sei libero » qui tombe quelque peu à plat après la « furtiva lagrima » de Pene Pati dont il devrait être le pendant.
Le ténor samoan affrontait bien des écueils pour ses débuts officiels à Paris : une vaste salle qui ne permet pas forcément de colorer à l’envi sans forcer son instrument, une mise en scène désopilante qui lui demande des prouesses physiques multiples avant qu’il doive projeter des phrases ardues sans transition ni possibilité de reprendre son souffle. Sa composition du benêt voulue tant par le livret (« io son sempre un idiota ») que par le metteur en scène (sa façon de tirer sur son maillot, de donner des coups de pieds dans un caillou pour exprimer sa timidité et ses nombreux accès de frustration) donne au public maintes occasions de rire. Sa candeur, surtout, n’est jamais fade ; il incarne les aspirations, espoirs et inquiétudes du tendre et jeune paysan avec une bonhommie désarmante. Ses nombreuses mimiques ne sont jamais outrées, et il danse, saute, ondule des bras, se roule à terre ou sous le podium du mariage avec une énergie formidable. Sur le plan vocal, il commence prudemment, son émission toujours haute lui permettant une articulation claire et surtout une coloration permanente du chant, son souffle, une ligne toujours maîtrisée et expressive et un legato impressionnant. La voix prenant de l’ampleur au cours de la représentation, son timbre dégage de plus en plus de lumière sans jamais qu’il ne force son instrument, sachant chanter dans un sanglot sans piangendo, ce qui est un tour de force (« Adina credimi ») offrant un brillant « Esulti pur la barbara » jusqu’à une « furtiva lagrima » anthologique, en apesanteur, qui lui vaut, par sa maîtrise du souffle et des silences (après une incroyable messa di voce complète, enflée puis diminuée sur le dernier « d’amor ») une énorme ovation de la part d’un public parisien enfin totalement conquis.
La salle rend les armes et multiplie les rappels après le finale de cette représentation, les artistes revenant ensuite, répondant à une standing ovation, saluer maintes fois devant le rideau noir, signe d’un succès amplement mérité.
Visuels : © Emilie Brouchon / ONP