Opéra
Jean-Vincent Blot : « La musique m’a permis d’exprimer des sentiments que je ne savais pas traduire par des mots »

Jean-Vincent Blot : « La musique m’a permis d’exprimer des sentiments que je ne savais pas traduire par des mots »

04 July 2023 | PAR Philippe Manoli

À l’occasion de la production de La Traviata à l’Opéra national de Lorraine où il chante le docteur Grenvil, Philippe Manoli a rencontré la basse française Jean-Vincent Blot.

Merci, Jean-Vincent, de nous recevoir dans un café nancéien pour évoquer votre carrière. Votre parcours musical a débuté avec la trompette, je crois ?

Oui, mais ce rapport initial à un instrument n’était pas une passion dévorante. Après la mue, j’ai réalisé très vite que j’avais une voix grave très naturellement présente. Mon père faisait du trombone ; c’était une vraie passion pour lui et il a toujours eu des amis avec qui il jouait de la musique. L’un d’entre eux menait une chorale. Dans la famille, nous étions mélomane et mon père écoutait beaucoup de musique, mais essentiellement de la musique symphonique. Mon frère est bassoniste ; à cette époque il commençait déjà à s’orienter vers une carrière professionnelle. Il a présenté le concours du CNSM de Paris.
Après mon bac, j’ai entamé des études scientifiques en pharmacie, qui ne me passionnaient pas non plus. Des amis de mon père m’ont mis en relation avec un professeur de chant. Et dès que j’ai commencé à travailler vocalement, le plaisir physique d’émettre le son a tout de suite été une évidence. J’avais un peu de mal à exprimer mes sentiments avec des paroles alors le chant a tout simplement été un moyen transversal pour moi d’exprimer ce que je gardais à l’intérieur. Le choix des airs, des mélodies me permettait de trouver un vecteur plus évident pour m’exprimer, quelque chose qui me touchait plus directement.
Comme le travail porte vite ses fruits avec le professeur de chant, Oleg Afonine, qui est encore aujourd’hui très important pour moi, les choses avançaient de façon aisée. Au bout d’un an, à peine, de pratique du chant, mes parents m’ont fait confiance pour tenter de faire mon chemin dans la musique, .

Donc vous tentez le conservatoire de Rennes ? Puis celui de Paris ?

Oui, à Rennes j’ai travaillé avec Martine Surais qui avait fait une belle carrière à l’opéra, et au bout de trois ans à Rennes (quatre ans de chant en comptant l’année avec Oleg Afonine, avec qui je travaille toujours en parallèle), je tente le CNSM de Paris. Là, j’ai surtout travaillé avec Malcolm Walker, avec qui j’ai encore une relation très amicale. C’est quelqu’un qui me laissait beaucoup de marge de manœuvre. Il m’a aidé à accéder à l’autonomie, en n’étant pas “modélisant”, en me proposant des possibilités de phrasé et en me demandant de choisir ce qui me correspondait le mieux dans ce panel. Il accompagne le chanteur dans son développement. Et sa femme, qui était chef de chant, Catherine Daiprès, était toujours très juste et bienveillante même si elle ne mâchait pas ses mots.
Très vite, après quatre ans à Paris, j’ai trouvé un agent, avant de sortir du conservatoire, car ils venaient nous écouter en cours de formation, lors d’auditions. J’ai auditionné et j’ai pu avoir des contrats dès avant la sortie du conservatoire. Je suis rentré dans le métier très vite.

Vous nous parlez de Martine Surais qui a formé Sabine Devieilhe, Malcolm Walker qui a formé entre autres Alexandre Duhamel, Julien Dran… L’actuelle génération de chanteurs français a bâti ses solides fondations grâce à ces enseignants.

Oui, c’est vrai, cela ne vient pas de nulle part ! Mais c’est aussi une autre époque déjà : on avait moins de concurrence qu’aujourd’hui, on trouvait plus facilement du travail, des contrats. Je finis le conservatoire en juin, et, à l’été, je pars en tournée en tant que doublure avec William Christie dans Les Paladins de Rameau. Je débute dans le répertoire baroque, qui n’est en fait pas du tout le mien. Mais cela me permet de chanter tout de suite au Châtelet et de partir en tournée au Japon. J’ai très envie de monter vite sur scène. Je fais mon premier Zuniga de Carmen en 2001, mais cela reste un peu amateur. Et on me propose de faire partie des chœurs supplémentaires dans un Don Quichotte de Massenet à Metz, avec Nicolas Cavallier, Marie-Ange Todorovitch et Franck Ferrari. La directrice Danielle Ory m’auditionne… et cela m’a vraiment permis de débuter. À l’époque j’avais une grande confiance en moi. Et quand je découvre des rôles comme Basilio dans le Barbier de Séville, vraie basse bouffe, je prends un plaisir énorme. Mais comme je suis venu au chant grâce à mon frère qui commençait une carrière de musicien, il écoutait beaucoup Pelléas, et le rôle d’Arkel a été une extraordinaire occasion pour moi d’entrer de plain-pied dans cet univers. Je suis très sensible à la musique française du début du XXe siècle… Debussy, Ravel. J’adore aussi L’Enfant et les sortilèges, L’Heure espagnole, que je vais aborder à Tours et à Avignon la saison prochaine. C’est un répertoire qui me touche énormément.

C’est alors que des gens du métier vous ont fait confiance et vous ont permis d’entrer vraiment dans la carrière.

Oui, Valérie Chevalier, qui était directrice de casting à Nancy à l’époque, m’a donné beaucoup de rôles, jusqu’au récent roi d’Aïda que j’ai chanté à Montpellier où elle officie aujourd’hui. Il y a eu Alain Surrans à Rennes et Angers-Nantes ; lui m’a donné le rôle du gouverneur dans Le Comte Ory de Rossini, une œuvre et un rôle relativement peu connus, mais l’air du gouverneur dure presque douze minutes : un vrai morceau de roi !

Et puis il y a Marc Minkowski, qui depuis sa prise de fonction à l’Opéra de Bordeaux m’a fait confiance. Il voit en moi la basse française, catégorie vocale un peu oubliée aujourd’hui (au profit de la basse chantante italienne). Dans mes auditions, souvent, les gens ne savaient pas où me mettre : peu de gens connaissent encore la basse à la française, plus claire. Minkowski possède cette expertise. Il me donne des rôles comme Nourabad, dans Les Pêcheurs de perles, le médecin dans Pelléas, Crespel dans Les Contes d’Hoffmann, et le beau rôle du comte des Grieux dans Manon de Massenet (que je viens de chanter au Liceu avec lui). Il m’a présenté devant l’orchestre en disant : « C’est une basse à la française ». Minkowski connaît le répertoire français, ses tenants et aboutissants, comme personne : je l’ai vu expliquer à cet orchestre du Liceu les couleurs particulières qu’il voulait obtenir, ce « pasticcio » à la française, dans les menuets, que très peu de chefs aujourd’hui comprennent et maîtrisent. Grâce à des gens comme lui, le style de certaines œuvres peut être sauvegardé, et ne pas être noyé dans l’à-peu-près qui règne depuis l’internationalisation des répertoires. Le rôle du comte des Grieux restera un grand souvenir pour cela aussi.

J’ai également été très marqué par ma rencontre avec Alain Guingal. Je l’ai croisé dès 2008, à l’occasion d’un Rigoletto à Metz. J’ai trouvé l’homme passionnant. Je l’ai retrouvé à Saint-Étienne en 2018 pour une Carmen. Sa passion communicative m’a emporté : il était capable de m’envoyer des vidéos à 22 heures, minuit… une heure du matin. Il voulait partager des expériences, m’a appris beaucoup de choses, m’a fait connaître beaucoup de chanteurs et d’interprétations. C’est une véritable encyclopédie vivante, l’un des derniers à connaître notamment tous les secrets de la musique française notamment. Il connaît tout du style, des styles, et l’accompagnement du chanteur. Un savoir-faire vraiment exceptionnel. Il n’y a pas une semaine qui passe sans qu’on s’écrive, depuis.

Quels sont les grands théâtres qui vous ont marqué ?

La Deutsche Oper de Berlin pour les Contes d’Hoffmann en 2018, La Scala de Milan pour Roméo et Juliette en 2020, le Liceu de Barcelone pour Manon tout récemment. Ce sont de grands souvenirs parce que sont des scènes où on ne vous met pas la pression. Moi, je m’étais mis la pression pour la Scala. Et d’ailleurs, l’anecdote est belle, à un moment, au maquillage, je dois lever les yeux pour que le maquilleur officie, et j’aperçois des portraits de Freni et Pavarotti. On foule les mêmes planches qu’ils ou elles ont foulées, bien que les coulisses aient été refaites depuis. Cela impressionne. Mais les gens vous font confiance : vous avez été choisi pour être là, vous sentez que, pour l’équipe, vous n’êtes pas là par hasard. La pression est très limitée par ce genre d’environnement. Vous êtes mis à l’aise, et dans l’idéal on devrait toujours travailler comme cela. Les gens sont détendus. On peut être malade en répétitions, ce n’est pas grave. Les gens vous portent. Les techniciens du Liceu sont très gentils, la régie aussi. On ne s’y attend pas. Lorenzo Viotti m’a beaucoup aidé aussi à la Scala, il a été très souple, et cela nous accompagne vraiment, même si on n’est pas dans un grand rôle. C’est essentiel !

À ces occasions, j’ai adoré rencontrer de grands artistes aussi comme Nadine Sierra, qui était extrêmement gentille. Ce sont des artistes généreux, qui élèvent le niveau autour d’eux, comme une aspiration. Jessica Pratt était simple et adorable dans les Contes d’Hoffmann. Voir le premier Golaud d’Alexandre Duhamel à Bordeaux en 2018 a été une grande expérience aussi. Ici encore Marc Minkowski, dans la scène avec le médecin, a décidé d’opter pour un surprenant tempo très lent, et le résultat est fascinant ; cela a un tel poids !  Pene Pati a d’ailleurs été adorable aussi au Liceu : avant l’acte de Saint-Sulpice, il est venu m’encourager, alors que l’acte qui vient est extrêmement lourd pour lui, mais il sait se tourner vers les autres, c’est très précieux.

Mais, au-delà de l’idée de chanter dans de grands théâtres, je me focalise sur l’intérêt que je trouve à interpréter certains rôles, quel que soit le lieu.

Le comte Des Grieux dans Manon au Liceu de Barcelone en 2023 /Pene Pati, Jean-Vincent Blot © Davide Ruano

Quelles sont les productions qui vous ont le plus marqué ?

L’une d’elles est la Platée de Toulouse notamment grâce à Hervé Niquet. Ce n’est pas vraiment mon répertoire, mas un chef aussi bienveillant m’a fait aimer cela. Cette mise en scène décalée, où j’étais grimé en Elvis Presley, m’a donné beaucoup de plaisir, car le travail avec Gilles et Corinne Benizio était très intense. Mais c’était aussi bien naturel, car pour le comique il faut beaucoup, beaucoup travailler. Et avec Niquet, on fait des raccords avant chaque représentation, ce qui est précieux. Niquet porte les gens, dégage une vraie aura. C’est très intéressant de travailler comme cela.

Jupiter dans Platée au Capitole de  Toulouse en 2022/ © Mirco Magliocca

Et le travail avec de grands chefs, comme Pappano, comment l’avez-vous vécu ?

C’était à Rome, à Sainte-Cécile, pour une Jeanne d’Arc au bûcher d’Honegger, une œuvre que je rêve de pouvoir chanter à nouveau dans l’avenir. Un grand souvenir. Le début de l’œuvre, c’est dans les ténèbres, on faisait une version semi-scénique, mise en scène par Keith Warner. Il y avait une grande chaise sur le plateau qui masquait un peu les artistes. Pappano, d’une incroyable humilité, pour éviter les applaudissements, se cachait parmi les musiciens. Le noir se faisait en salle, et il n’y avait pas les applaudissements dévolus à l’entrée du chef, habituellement attendue par le public. On plongeait tout de suite dans les ténèbres en musique. J’ai adoré travailler avec lui : il nous prend à part quand il a une chose à nous dire, il fait un débriefing tous les jours, il est toujours bienveillant et nous porte. Jamais on ne ressent le côté écrasant du poids de la célébrité chez lui. Il se met d’égal à égal avec nous et on travaille.

Peut-être est-ce le genre de grand chef qui serait un directeur musical idéal pour l’ONP, non ?

Ah, bien sûr. Il serait peut-être même libre à la fin de son engagement avec Covent Garden…

Avez-vous parfois des sensations particulières concernant le public et sa réaction au spectacle ?

Assez peu, je dois dire. Sans doute, dans le répertoire comique, la réponse du public est-elle très importante. Mais dans le reste du répertoire, non. Sauf peut-être une fois, pour Pelléas au Japon, à Tokyo : on avait un silence tout à fait extraordinaire, on sentait une tension, parce que les gens semblaient hypnotisés, et c’était un moment rare.

Avez-vous eu des difficultés avec les mises en scène et les metteurs en scène ?

Non, j’ai plutôt eu de la chance, 95% des mises en scène où j’ai évolué m’ont paru intéressantes et je n’ai pas eu de difficulté à les défendre, cela fait partie de mon travail. Mon goût personnel me porte pourtant vers des choses plus traditionnelles, qui respectent bien le livret. Où l’essentiel est de transmettre une émotion. D’ailleurs pour tirer la substantifique moëlle du livret, il n’est pas forcément nécessaire d’être muséal, et de rester fidèle à l’époque de la création dans ce que l’on représente. Il m’est arrivé de faire des choses modernes, comme à Nancy et Caen en 2009, avec le Rigoletto de Mariame Clément dont le point de départ était de relier l’œuvre à Orange mécanique de Stanley Kubrick. Ce n’est pas immédiatement intuitif, mais cela fonctionnait réellement très bien. Marullo, Ceprano, Borsa, tous avaient des matraques ; nous étions habillés et maquillés comme dans le film, et cela fonctionnait très bien. Ce genre de transposition est particulièrement fécond. J’ai plus vu de trahisons d’œuvres en tant que public qu’en tant que chanteur, en fait. Car parfois, en tant que spectateur, j’ai regretté que la mise en scène interfère tellement avec le sens des situations qu’elle fait écran avec l’émotion que l’on doit ressentir, et cela gâche alors tout. N’oublions jamais l’impact extraordinaire, l’effet physique que crée chez l’être humain la vague sonore issue d’un orchestre et de voix non amplifiées, un effet que peu de gens ont expérimenté en fait, malheureusement. Le finale de la seconde symphonie de Mahler avec son chœur, tout le monde devrait connaître cela un jour, c’est faramineux ! Mais si on perturbe ce genre d’effet, c’est catastrophique ! Et certains sont là pour choquer uniquement. Choquer pour choquer, cela pousse l’opéra vers le gouffre…

Ceprano dans Rigoletto à Nancy en 2009/ I. Gnidii, J.V. Blot, A. Dunaev, Opéra national de Lorraine / © Bernd Purkrabek

On assiste depuis quelques années à un retour en grâce du répertoire français du XIXe, grâce au Palazzetto Bru Zane, à Marc Minkowski, et d’autres. Est-ce que votre type de voix en bénéficie particulièrement ?

J’aimerais bien ! J’ai travaillé, il y a longtemps, au cours de mes études, des extraits de La Esmeralda de Louise Bertin, dans laquelle on trouve, notamment dans l’air de Frollo, des écarts entre un sol aigu et un ré grave en l’espace de deux pages. C’est jouissif, ce genre de rôle. J’ai vu que cette œuvre rare allait être remontée bientôt. Tant mieux. C’est quelque chose de positif. Peut-être qu’on me le proposera dans l’avenir. Je suis en train de travailler le rôle du Grand Inquisiteur dans L’Africaine de Meyerbeer qui sera jouée à Marseille en début de saison prochaine. C’est une écriture qui me correspond parfaitement. C’est écrit dans ce qui sonne le mieux de la voix noble de basse.

Mais je suis, tout autant, attiré par des rôles d’autres répertoires .

Quels sont les rôles qui vous font rêver, justement pour l’avenir?

Je voulais faire Arkel dans Pelléas, c’est fait. Et les rôles de Ravel qui viennent bientôt, Le Fauteuil et l’Arbre, et Don Iñigo dans L’Enfant et les sortilèges et L’Heure espagnole. Alors, en fait, je ne me spécialise pas dans le répertoire français. Je voudrais vraiment aller vers le répertoire russe : le rôle du prince Grémine par exemple, dans Eugène Onéguine. Mon professeur, Oleg Afonine, est russe, et ce répertoire m’attire beaucoup. J’adore La Vie pour le tsar de Glinka, la mort de Soussanine, c’est somptueux. Hélas, c’est si peu monté de nos jours. Dans tous mes examens d’étudiant, j’ai chanté l’air du roi René dans Iolanta de Tchaïkovski.

J’aimerais aussi me tourner vers Verdi. Pas tout de suite vers un Fiesco, il ne faut pas brûler les étapes, mais Banquo, Ferrando, ont une vocalité qui me correspond vraiment. J’aimerais refaire des Basilio aussi chez Rossini. Et le Grand Inquisiteur de Don Carlo m’intéresserait plus en fait que Philippe II. Sans oublier les Mozart : Leporello, et Masetto, j’aimerais tant les incarner!

On vous le souhaite, Jean-Vincent !

Merci à vous !

Pour écouter l’air du gouverneur dans Le Comte Ory, c’est ici.

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Philippe Manoli

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