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À Contretemps : l’effervescence asphyxiante de la crise du logement espagnole

À Contretemps : l’effervescence asphyxiante de la crise du logement espagnole

04 July 2023 | PAR Jane Sebbar

On le connait pour ses rôles fracassants au cinéma. Qui se souvient du dictateur insulaire obsédé par Margot Robbie dans The Suicide Squad en 2021 ? Eh bien, c’était lui. Juan Diego Botto. Le célèbre comédien espagnol a décidé de passer de l’autre coté de la caméra avec son premier long-métrage À Contretemps qui sort en salle le 5 juillet. Une plongée vertigineuse dans une Madrid effervescente en proie à la crise du logement, qui a déjà été présentée au festival de Venise en septembre 2022, avant de recueillir 5 nominations cette année aux Goya.

1 440 minutes. 24 h. Une journée. Le tic-tac de la montre résonne dans nos tympans. Chaque seconde est comptée. Comme si l’horloge dégoulinante de Dali devenait sous nos yeux l’un de ces objets métalliques compressés par César Baldaccini. Au lieu de se distendre dans l’éternité philosophique, le temps est comprimé, complètement asphyxié par la réalité sociale. À Contretemps est une course contre la montre, empruntant au genre du thriller cette tension épidermique. 

Un avocat en droit social qui doit retrouver une immigrée avant que sa fille ne lui soit retirée. Une mère de famille sans le sous déterminée à organiser un rassemblement pour éviter son expulsion prévue le lendemain. Une vieille dame qui, après avoir reçu une lettre, cherche impérativement à joindre son fils qui finira par arriver trop tard. 

Pendant 1h 45 de film, les personnages ne font que courir dans les rues d’une Madrid effervescente capturée en format 4/3. Dans leur parcours semé d’embûches, les contretemps s’accumulent pour les protagonistes qui se débattent avec leurs mille et une obligations. Ils courent contre le rythme effréné du temps capitaliste, sans jamais réussir à le rattraper, car il a toujours un temps d’avance.

 Une chronique de moeurs accélérée

Avant d’installer la cadence de l’urgence, Juan Diego Botto présente ses personnages en silence. Il laisse au spectateur le temps d’observer les visages de ces quelques êtres humains harassés par leur emploi du temps qui rentrent chez eux avant de recommencer à trimer le lendemain. 

Nous découvrons une Pénélope Cruz (Azucena) échevelée qui fume en regardant son fils dormir. Une Adelfa Calvo (Teodora) préoccupée qui dépose une lettre du ministère du Logement sur sa table à manger. Un Luis Tosar (Rafa) pensif qui regarde à travers la fenêtre de sa chambre avant de se faire reprocher par sa compagne d’être en train de l’abandonner. 

Le pacte est scellé : ces trois personnages seront le fruit de toutes nos préoccupations. Et si l’on s’attend à ce que leurs trajectoires se croisent pour avancer dans le scénario, elles ne feront que s’effleurer, sans jamais donner de véritable sens à ce casting de personnages. Mais, c’est là toute la beauté de À Contretemps. 

Si le parcours de Teodora semble anecdotique, il demeure indispensable à la chronique de mœurs accélérée à laquelle se livre Juan Diego Botto. Qu’il s’agisse d’une arabe immigrée (dont s’occupe Rafa), d’une mère de famille sans le sous ou d’une vielle dame moins dans le besoin, toutes sont concernées par la crise du logement. Il n’y a pas un profil type de l’expulsé, il y en a des milliers. 

100 expulsions quotidiennes en Espagne 

La radio qui diffuse des actualités sur le renflouage des banques espagnoles ponctue le film d’instants de vérité. Pour recapitaliser les banques, les agents du secteur financier imposent à leurs créanciers le remboursement immédiat des crédits plutôt que de solliciter l’intervention de l’Etat. Les effets de la spéculation effrénée et de la privatisation immobilière frappent toutes les classes sociales. 

« Ces dix dernières années en Espagne, 400 000 expulsions ont eu lieu » rappelle le réalisateur à la fin du film. Les dysfonctionnements du système néo-libéral, telle est la toile de fond de ce film quasi documentaire dont les personnages sporadiques ne font qu’accroitre le réalisme. 

Ces mouvements de caméra portée jamais tranquilles. Ce grain de pellicule 35 mm. Ces visages fatigués par la vie. Ce temps effréné qui passe, qui ne s’arrête jamais de passer. À Contretemps transpire de ce que Juan Diego Botto appelle une « sensation de vérité ». 

Un jeu de piste 

Les trois parcours de vie accélérés peuvent apparaître mal raccordés les uns aux autres. Pourtant, ce serait se méprendre que de ne pas y voir un jeu avec le spectateur dont les attentes sont malicieusement déjouées.

Si on suppose un lien entre le fils de Teodora et les deux autres protagonistes, on ne découvre que tardivement la vérité. Lorsque Rafa, Azucena et Teodora se retrouvent à manifester devant une banque, on se demande si une rencontre va avoir lieu. Lorsque Teodora se rend dans un supermarché et passe devant Azucena, on se dit que le sens va enfin éclore. Mais il n’en est rien. Les personnages se frôlent sans jamais modifier leur trajectoire. 

L’apparition du réalisateur dans le rôle du compagnon discret d’Azucena sonne comme un clin d’œil au public. Tel un maître hitckockien du suspens cinématographique, Juan Diego Botto s’amuse avec le spectateur-enquêteur. L’investigation structure d’ailleurs À Contretemps, ne serait-ce que par le combat que mène Rafa pour retrouver sa cliente immigrée. Si Raùl, son beau-fils, l’accompagne au début avec réticence et perplexité, il finit par prendre goût à l’investigation, lui fournissant les preuves essentielles à la résolution de son enquête. 

“Une fois qu’on a vue une réalité, on ne peut plus la nier” (Juan Diego Botto)

Le duo Rafa/ Raùl interroge notre propre position par rapport à la réalité sociale. Au milieu de l’effervescence militante, le personnage de Raùl détonne. Il représente le spectateur moyen, la société en général. Il n’a pas de mauvaises intentions, il ne se sent tout simplement pas concerné.

Mais lorsqu’il se rapproche malgré lui de la crise du logement, lorsqu’il entend sans le vouloir les voix tremblantes de honte, les pleurs de détresse et les cris de protestation au cours de la journée vertigineuse dans laquelle Rafa l’entraîne, il finit par se sentir impliqué. Car une fois qu’on a vue une réalité, on ne peut plus la nier. 

Le lien de filiation entre Rafa et Raùl n’apparait que trop fragile au début du film. Le jeune adolescent rebelle conteste l’autorité paternelle. Mais la découverte du combat politique vient bouleverser les certitudes de Raùl. La filiation est ici d’autant plus sublime, ne passant pas par la transmission génétique, mais par celle de l’engagement social. 

Verguenza ! 

Si la dernière scène laisse échapper les hurlements d’une foule en colère, ce n’est pas anodin. Si le film se clôt sur le mot Verguenza (honte), ce n’est pas par hasard. La honte est un motif récurrent dans l’oeuvre de Juan Botto Diego. Il rejoint celui de l’impunité, avec cette lutte de l’être humain contre des institutions invisibles qui sont bien plus puissantes que l’individu, et celui du prix à payer pour cette lutte, le prix de l’activisme. 

De quoi faut-il avoir honte ? D’être pauvre ? Ou de ne rien faire face à la pauvreté ? À Contretemps élabore une réflexion sur ce sentiment qui traverse toutes les classes sociales. Lorsque Azucena et son compagnon se disputent face à leur expulsion imminente, on ne peut que comprendre les deux points de vue. Si la première entend se battre jusqu’au bout, le second souhaite quitter le pays avec dignité. 

L’élan de solidarité envahit le film comme un souffle révolutionnaire. On se retrouve au milieu de rassemblements militants dans les rues de la capitale espagnole. On est immergé à l’intérieur d’une authentique assemblée d’expulsés où chacun raconte son histoire. Des acteurs non-professionnels. De véritables travailleurs sociaux. « On savait que ça devait être une assemblée réelle où chacun parlait de son cas. La réalité est toujours beaucoup plus forte et déchirante que la fiction. » explique Juan Botto Diego.

Si la force du collectif s’impose, c’est pour mieux renverser ce mépris social. Ce n’est pas aux pauvres d’éprouver la honte, c’est aux institutions d’avoir honte d’entretenir cette pauvreté.

Des postillons d’espoir

Mais l’élan de solidarité ne néglige pas l’individu, bien au contraire. Chaque protagoniste est présenté comme une personne à part entière. Il n’y a pas une entité collective qui souffre. Il n’y a pas une Madrid toute entière qui se lève. Il y a Rafa, Azucena et Teodora. Il y a leur visage, leur famille et leur histoire. Comme Rafa le dit si bien à sa compagne qui travaille pour les services sociaux : « Ça fait partie de ton travail, de traiter chaque cas individuellement et non de te contenter d’appliquer une réponse standard »

Si l’individu occupe un si grand rôle, c’est parce que les institutions n’y ont pas leur place. On ne voit jamais vraiment les représentants des institutions capitalistes. Ou peut-être quelques policiers dépassés par les évènements. Mais la plupart sont des sans visage, des entités abstraites, déshumanisées. 

À Contretemps joue sur cette opposition entre réalité sociale et déconnexion institutionnelle. Prendre en compte la situation de chacun. Ne pas traiter chaque cas d’expulsion comme s’il n’y avait pas un être humain derrière chaque dossier. C’est long. Ça prend du temps. C’est à contretemps du temps capitaliste contemporain. 

Quoi de plus évident que de clore ces 1h45 de course contre-la-montre sur une Pénélope Cruz époumonée au milieu d’une foule en colère. On se la rappelle dans son rôle de Raimunda, son puissant coquelicot rouge dans les cheveux et son regard incisif faisant vaciller les quartiers madrilènes de la classe ouvrière, dans Volver d’Almodovar. On ne peut l’oublier dans sa robe bouffante arborant le tricorne des femmes pirates en mystérieuse et sanguinaire Angelica Teach aux côtés de Jack Sparrow. 

Forte de tous ces rôles de femme courage, c’est avec autant de dignité qu’elle que l’on souhaite lever son poing pour cracher à l’unisson des postillons d’espoir. 

Visuel © dossier de presse 

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