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Les Forteresses de Gurshad Shaheman : pour l’amour de sa famille

Les Forteresses de Gurshad Shaheman : pour l’amour de sa famille

17 March 2021 | PAR Samuel Petit

Dans le cadre du Cabaret des Curiosités du Phénix de Valenciennes, Gurshad Shaheman présentait au Manège de Maubeuge son puissant nouveau spectacle, Les forteresses. Il y met en scène les corps, la parole et les récits de vie des femmes de sa famille. Une pièce magnifique sur la transmission, pour réparer la séparation que les cycles de violences ont imposée à leurs vies.

« Mon cœur est une forteresse de larmes. Je ne peux pas l’ouvrir ». Gurshad Shaheman s’attaque dans son nouveau spectacle aux forteresses que les violences révolutionnaires, patriarcales et institutionnelles successives, puis l’exil, ont dressées autour des femmes d’une même sororie (fratrie de sœurs). Ces femmes, ce sont sa mère et ses deux tantes (Jeyran, Shady et Hominaz). Aujourd’hui, elles ont autour de 60 ans. Lorsque l’on pénètre dans la salle, on est saisi par l’originalité et le raffinement du dispositif scénique signé Mathieu Lorry-Dupuy sur lequel celles-ci nous accueillent. Nous sommes conviés à prendre place dans une réplique de salon de thé iranien, sur des plateformes recouvertes de tapis persans. Les trois femmes jouent aux hôtes, offrent des bonbons, du thé et des gâteaux. L’hospitalité des iraniens et des iraniennes est plus que légendaire, elle est réelle. Et nous voilà donc mis à l’aise et en condition idéale pour prendre part, par notre regard et surtout par notre écoute, à une épopée intime et familiale, un geste d’amour et d’humanité que seul le théâtre peut offrir.

La forme narrative choisie est celle d’un théâtre du témoignage, sans être pour autant documentaire. Gurshad Shaheman a interrogé sa mère et ses tantes et a écrit à partir de ces entretiens des récits à la densité dramatique et poétique forte. Ces récits sont restitués par trois comédiennes franco-iraniennes (Guilda Chahverdi, Mina Kavani, Shady Nafar), chacune prenant en charge le destin d’une des trois protagonistes de la soirée. Leurs vies sont ainsi contées avec une précision saisissante dans le ton et dans le souffle de chacune des trois comédiennes : le rire et l’ironie en sont, mais pas les sanglots qui résonnent si fortement par leur absence ; comme si les pleurs, parmi tous les éléments qui constituent les récits, étaient justement cette chose trop intime pour qu’on puisse véritablement en devenir « dépositaire » ; cela semble plus encore impossible alors même que la personne qui vous a confié son histoire est présente sur scène à vos côtés et en rejoue certains épisodes. Car en effet, les trois ainées illustrent de manière plus ou moins abstraites, réalistes ou fantaisistes ces morceaux contés de leurs vies. En réalité, le tumulte et les violences qu’elles ont subis, et dont nous devenons les témoins, interdisent de penser qu’il s’agit de la simple illustration d’un propos : c’est une pure catharsis. La leçon est qu’un acte cathartique est nécessairement marqué du sceau de la douleur, mais peut également prendre les traits d’un acte de grande douceur.

Gurshad Shaheman se met lui-même en scène aux côtés des femmes de sa famille tout au long de la pièce. Quand il ne joue pas avec elles une des scénettes, il est à l’écoute des souvenirs et confessions dont il est le récipiendaire comme l’indique son prénom qui ponctue nombre de phrases des récits. Il est aussi une sorte de maître de cérémonie qui vient clôturer chacune des trois parties du spectacle d’une chanson azérie, comme une manière de consoler dans la joie et dans leur langue natale honnie par les autorités iraniennes. Ces chansons arrivent toujours comme une libération. Ce sont des images rayonnantes qui contrastent avec l’économie d’effets de mise en scène. La musique électro-acoustique de Lucien Gaudion, subtile et éclectique, est quasi-omniprésente tout au long des trois heures de spectacle. Ce dernier joue en live, cependant sans être visible du public : une discrétion bienvenue, car elle corrobore avec l’esprit même de cet accompagnement sonore, celui de contextualiser, de soutenir et de mettre en avant les récits.

Il semble difficile et inopportun de vouloir résumer ici, en quelques lignes ou paragraphes, les vies de ces trois femmes. On pourra dire que, nées entre la fin des années 1950 et le début des années 1960, les trois sœurs ont entre 18 et 21 ans lors de la Révolution de 1979. Elles étaient engagées contre le Shah et croyaient à la Révolution qui leur est confisquée par les islamistes. Leurs récits des premiers instants qui suscitent l’espoir et puis ceux de l’étau de la dictature qui s’installe en seulement quelques mois, avec la surveillance, la terreur, les rafles, la mise au pas des lieux de contestations comme l’université et les tortures. Il y a la place de la famille, de Dieu et des traditions. Il y a le fait d’être une femme dans une société qui hait les femmes, qui est décidéé à leur faire payer d’être des femmes en leur imposant le voile et en lapidant certaines d’entre elles. Il y a les rencontres et les mariages aussi. Le mari, qui comme le reste de la société, peut devenir un geôlier et un tortionnaire. Il y a la guerre aussi, et les bombardements. Les deuils. Et puis il y a l’exil, l’espoir et la violence avec laquelle on devient du jour au lendemain une réfugiée avec ses enfants. Il y a aussi, pour l’une d’entre elles, le refus de prendre le chemin de l’exil pour ne pas dresser une frontière insurmontable avec les êtres chers qui resteront au pays. Des vies de damnés qui racontent l’histoire de tant d’hommes et de femmes. Surtout de femmes. Le mieux, c’est de venir les voir et les écouter par soi-même.

Là où la mise à nue de l’intime par ces récits et par la simple présence de leurs protagonistes sur le plateau pourrait virer au voyeurisme, il n’y a qu’une précieuse volonté de partage. Une image nous habitera longtemps : une scène de violence conjugale inouïe nous est contée sans que la voix ou l’expression du corps ne tremble ; le récit terminé, la lumière quitte l’interprète ; celle-ci se laisse alors finalement submerger par cette émotion qu’elle avait tout ce temps endiguée pour ne pas troubler le cours du récit. Cette émotion, fille de la concentration et de la pudeur, reste indéfiniment troublante.

La dissociation des corps et de la parole provoque une impression fascinante : les sœurs sont certes les surfaces de projection du contenu des récits, mais les silhouettes fines, voire frêles, des conteuses, fait qu’on ne peut pas s’empêcher de les identifier elles aussi aux jeunes femmes des récits. Ce dédoublement est étrange et bientôt on ne sait plus quel corps sert d’intermédiaire à l’autre. Celui de Gurshad Shaheman, espiègle orchestrateur de cette soirée inoubliable, semble faire le lien.

 

Visuel: © Tarlan Rafiee

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