
Cinédanse : Isadora dansant
L’engouement pour Isadora Duncan chez des danseurs, chorégraphes et metteurs en scène contemporains – le dernier en date étant Jérôme Bel, drivé par Élisabeth Schwartz – nous permet d’évoquer son seul passage devant la caméra.
par Nicolas Villodre
Actualité cinématographique
Il s’agit d’une très brève archive que nous découvrîmes il y a une trentaine d’années, insérée dans le documentaire d’Emile Ardolino pour WNET, chaîne de télévision publique du New Jersey : Trailblazers of Modern Dance (1977). Cette émission fait la part belle aux danseuses du début du XXe siècle Ruth St. Denis, Loïe Fuller, Martha Graham, Doris Humphrey et Isadora Duncan, privilégiant une vision américaine de l’histoire de la danse – Anna Pavlova étant quasiment la seule figure issue du vieux continent. La fiche technique du film, disponible en ligne sur le site du Lincoln Center, situe le solo d’Isadora dans le cadre d’une garden party… à Londres. Si l’on suit cette piste, on aboutit à un document muet en deux parties, consultable sur le site britannique de Pathé Pictorial, à la rubrique « Reuters Gaumont Graphic Newsreel ».
Il s’agit de deux plans avec une même légende ambiguë, voire trompeuse pour ce qui est de la date : American dancer Isadora Duncan dances outdoors 1927 – la captation ne pouvant être posthume. À la vitesse légèrement accélérée à laquelle ils sont numérisés, le premier plan dure 5 secondes et le deuxième 11 secondes. Ce qui, somme toute, est un peu court, s’agissant d’une des créatrices les plus importantes du siècle dernier mais mieux que rien, quand on sait qu’il n’existe aucun film avec Nijinski dansant. La source du document se trouve en réalité près de chez nous. Positif et négatif font en effet partie du fonds Gaumont-Pathé archives. Ils servirent aux actualités Gaumont sous le titre : La danseuse Isadora Duncan a été victime d’un accident automobile près de Nice. D’après Manuela Padoan, la directrice des archives, il ne s’agit pas d’une production Gaumont mais plus vraisemblablement d’une acquisition ou d’un achat de la part de la vénérable compagnie cinématographique française. Celle-ci, montée et montrée en salles une semaine après la mort accidentelle de la danseuse (le 14 septembre 1927), permit d’illustrer cet événement historique et tragique.
Cadre de l’action
Le cadre, au sens cinématographique du terme, n’est pas tout à fait le même d’une version à l’autre. Les éléments filmiques, cédés sous forme de copies positives, par la maison mère aux actualités anglaises sont de moindre définition technique. Les plans semblent raccourcis et l’image est en tous les cas recentrée – recadrée en labo par ce qui était déjà une technique de truca, pour ne pas dire de pan and scan. Leur durée totale est de 16 secondes alors que le sujet présenté par les actualités Gaumont fait 33 secondes (générique non inclus, compte non tenu du plan-séquence, pièce rapportée, rapprochée, raccrochée montrant dix de fillettes, des élèves de Duncan, sautillant et dansant à l’unisson en se lançant une balle dans un tout autre espace-temps : peut-être bien au Stade français, à Boulogne-Billancourt, avant ou après un match de football-rugby de la première équipe historique de ce sport pour aristos dans l’hexagone, devant un large public maintenu derrière des barrières, se protégeant du soleil par des parasols, des canotiers ou des casquettes, une fin d’après-midi, si l’on considère la taille des ombres portées. Isadora, quant à elle, danse pieds nus sur un tapis posé au sol, près de la tonnelle d’un établissement sans doute aussi de l’ouest parisien, devant un public plus restreint, vêtu bourgeoisement mais sans ostentation, suivant la mode de mis-saison d’une Belle époque finissante.
Une fois définie la saison, quelle pourrait être l’année du tournage ? 1910, comme le suggère Manuela Padoan ? 1909, année de sa présence continue sur les scènes parisiennes comme dans la presse, avant qu’elle ne se rende à Beaulieu avec Paris Singer et qu’elle n’accouche de son fils Patrick ? 1914, lorsqu’elle s’installe à Bellevue pour installer son école dans la belle demeure offerte par Singer pour la consoler de la perte de ses deux enfants l’année précédente ? 1919, avant qu’elle ne vende cette demeure ? Toujours est-il que la caméra a capté cette unique prestation en deux plans distincts, la danse proprement dite et les saluts de l’artiste, espacés par une ellipse – le laps de temps nécessaire à l’opérateur pour changer d’angle. La danseuse est filmée quasiment de dos, entre deux arbres, tandis que les applaudissements nous la montrent de face, rajustant sans façon la bretelle gauche de sa robe. Pour donner de la consistance au sujet d’actualité, la monteuse (c’était alors un métier féminin), a dû tricher et a bissé les saluts, si bien qu’Isadora est acclamée avant et après sa performance. L’impression de durée est renforcée par l’alternance d’images plein cadre et d’images recadrées destinés, peut-on penser, à effacer la barre horizontale de l’inter-image visible sur la partie supérieure de certains photogrammes. Les plans recadrés, de deuxième génération sont nettement plus contrastés. Leur matière est plus journalistique qu’artistique, leur manière plus naturaliste qu’impressionniste.
Visuel : Isadora Duncan ph Arnold Genthe c.1916 coll Library of Congress