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Daniel Barenboim et Martha Argerich : triomphe à la Philharmonie de Paris

Daniel Barenboim et Martha Argerich : triomphe à la Philharmonie de Paris

14 April 2023 | PAR Eleonore Carbajo

Ce mercredi 12 avril, la Philharmonie de Paris a ouvert ses portes à la Staatskapelle Berlin, brillamment dirigée par le grand Daniel Barenboim, pour un programme en grand écart, entre Boulez et Berlioz, en passant par le Concerto pour piano n°1 de Liszt, sublimement interprété par Martha Argerich.

Le Livre pour cordes de Boulez, une polyphonie de la démesure

La Grande salle Pierre Boulez, a l’architecture si particulière, n’a semble-t-il jamais aussi bien portée son nom, avec l’interprétation en ouverture de ce concert d’exception, le Livre pour cordes du célèbre compositeur et chef d’orchestre français du même nom. Proche de la formation orchestrale et de son chef, Pierre Boulez avait par exemple enregistré deux concertos de piano de Liszt accompagné de la Strataskapelle Berlin et de Daniel Baremboim. Fort de ces multiples échanges entre les deux chefs d’orchestre, rien d’étonnant de retrouver au programme de ce concert exceptionnel le Livre pour Cordes du compositeur, jumelé au premier concerto de Franz Liszt. Réécriture de deux sections du Livre pour quatuor composé entre 1948 et 1949, le Livre pour cordes est créé en 1968, sous la direction de son compositeur. Modification radicale du quatuor d’origine, cette version orchestrale ne perd pas pour autant son ambition de livre, de narration aux voix multiples qui se superposent et s’agrémentent l’une l’autre. Un travail polyphonique aussi remarquable dans son écriture que dans son interprétation par les musiciens de l’orchestre berlinois, qui brillent de l’éclatement de la formation initiale, tant dans la forme – on retrouve les huit imposantes contrebasses à gauche de la formation, quand les violons 2 sont à l’extrémité droite de l’orchestre – que dans le fond, du fait de la variété des voix et parties qu’impose la partition.

Dès l’entrée dans la salle, les feuillets de partition, dans un format particulièrement haut et presque incommodes sur les pupitres, semblent attendre l’irruption des musiciens et de leur chef sur scène. L’entrée de l’orchestre à cordes se fait sous les acclamations d’un public très en forme et très curieux de se laisser porter par ce programme tout à fait alléchant. Un œil avisé apercevra dès lors le chaleureux baisemain du chef à la charismatique premier violon, Jiyoon Lee dans l’obscurité des coulisses, signe d’une véritable admiration mutuelle entre ce grand homme de la direction et les talentueux musiciens de la formation berlinoise. Les portes déguisées de la salle Pierre boulez se referment discrètement derrière les quelques retardataires pour laisser place à une acoustique parfaitement conçue et pensée.

L’atmosphère de cette pièce exigeante se dégage et se distille dans la salle, le tout dans une interprétation très visuelle, où chaque archet ne semble obéir qu’à ses propres règles, du fait de cette composition où l’on ne saurait distinguer jusqu’aux seize voix écrites, qui donnent à voir tout l’attirail technique des musiciens, où ni thème ni rythme ne participe de l’essence de la formation, qui tire son unité de la justesse et la rigueur d’interprétation d’une telle partition. La dernière note, comme un clin d’œil de Daniel Barenboim à ce collègue et ami décédé en 2016 est tenue, jusqu’aux sourires des musiciens, les yeux rivés sur la baguette encore en l’air du chef. C’est d’ailleurs à son initiative et à titre d’hommage qu’a été créée la salle Pierre Bourlez de Berlin, un an après la disparition du compositeur.

La flamboyante Martha Argerich sublime le concerto n°1 pour piano de Franz Liszt

Une salle qui trépigne d’impatience pendant l’installation d’un piano à queue Steinway au centre de l’imposante scène de la Philharmonie, signe annonciateur du charisme et de l’aura de Martha Argerich, la pianiste qui partage avec le chef Barenboim ses origines portègnes et son expérience de la scène musicale, tous deux véritables piliers et légendes du monde classique contemporain. C’est autour du premier concerto de Franz Liszt, composé dans sa majeure partie entre 1832 et 1835, que la rencontre et l’alchimie musicale opère, l’effectif étant étoffé d’une petite harmonie, d’un pupitre de cuivres et de percussions, dont le triangle est promu aux côtés de la concertiste, au-devant des violons.

À son entrée sur scène, sous les acclamations du public, le chef prend la pianiste par la main, la menant vers son piano en la faisant tourner sur elle-même, puis le temps ne compte plus, la musique commence, s’emporte et rayonne avec caractère et dextérité. La concertiste qui soufflera cette année ses 82e bougies, n’a pas fini de nous impressionner : habituée du grand répertoire romantique qu’elle maitrise à la perfection, il ne nous reste qu’à admirer – d’un air médusé – la légende passer du côté de la réalité. La rapidité d’exécution et la simplicité qui se dégagent du jeu de l’artiste sont tout aussi déconcertantes que les émotions qui s’émanent de cette interprétation. Tout à fait transparente, il semblerait que l’on puisse lire en elle chaque intention de jeu, chaque sourire satisfait ou chaque recherche d’intensité qu’elle exprime de son charisme. On devine aux pieds de sa large jupe, l’adresse et la précision du jeu de la pédale, où bien loin des affres et clichés romantiques, le son reste perlé, à l’instar des coups réguliers et précis du triangle, qui dicte une cadence tout à fait charmante au cours du troisième mouvement du concerto, un Allegretto vivace – Allegro animato qui ne manque pas d’énergie et de maîtrise, dans lequel on perçoit toujours le thème appuyé d’ouverture de ce concerto d’anthologie, repris par le piano comme par les cuivres. Parfaitement habitée, la soliste pianote de ses doigts sur ses cuisses pendant les tuttis d’orchestre, avant d’enchainer avec brio cadences et solos virtuoses, jusqu’à un final triomphant.

Acclamés par la foule, le baisemain de Daniel Barenboim à la pianiste témoigne de leur profond attachement, tout comme le choix du bis, motivé par la standing ovation qui succède à cette interprétation si réussie du concerto de Liszt. Un choix à leur image, issu des Jeux d’enfants de Georges Bizet, et plus particulièrement ce quatre main Petit mari, petite femme !, courte pièce pleine de charme et de naïveté dont on ne se lasse pas de voir les deux interprètes, du haut de leurs années, respirant le talent et la bonté.

Symphonie fantastique op. 14 : quand Berlioz rime avec Grandiose

Cette colossale symphonie de près d’une heure, composée en 1830 par Hector Berlioz dans un Paris fort de nombreux changements tant politiques qu’artistiques, insuffle un souffle de liberté dans la composition berliozienne. L’ambition, celle de « développer, dans ce qu’elles ont de musical, différentes situations de la vie d’un artiste », comme il le stipule lui-même dans le programme de sa symphonie, repère d’une œuvre innovante tant dans les attentes formelles, harmoniques et orchestrales de l’époque. Cinq tableaux donc, qui mettent successivement en musique la vie de cet artiste imaginaire, des Rêveries – Passions pour le premier mouvement, puis lors d’Un bal, d’une Scène aux champs, qui éclot sur une Marche au supplice et enfin sur le Songe d’une nuit de sabbat.

Ce sont les timbres des bois qui ouvrent cette pièce colossale, avant que les cordes ne tissent des harmonies de longues tenues avec sourdine, plongeant immédiatement le spectateur dans une douceur inopinée, une « rêverie » contemplative, qui prend fin avec le râle des contrebasses, signe annonciateur d’une agitation onirique se déplaçant au sein de l’orchestre. Les répétitions d’intervalles à la fin de la pièce mettent fin à cette déambulation pensive, à laquelle le deuxième mouvement succède immédiatement, les harpes participant de la superbe de l’ensemble du fait de leurs phrasés ascendants. Le rythme allant et la mélodie dansante du « bal » qui se donne à voir sous nos yeux, remplit tout à fait le pari de cette symphonie à programme et de son interprétation par la Staatskapelle Berlin ; tout se joue du bout de l’archet, d’une finesse magnifiée par la partition des cornistes. Entreprise audacieuse de travail sur les timbres, le troisième mouvement, Scène aux champs, s’ouvre sur les questions réponses entre le cor anglais, et le premier hautbois, tapis dans les coulisses, dont le son semble pénétrer lointainement l’acoustique de la grande Salle Pierre Boulez.

Rupture définitive avec les deux derniers mouvements qui clôturent la partition berliozienne comme ce concert d’exception : les cuivres se réveillent, les trompettes et trombones sonnent pendant que le basson court sur une partition mettant particulièrement en valeur l’instrument. Une marche au supplice qui a tout du grandiose, où les musiciens prennent plaisir à jouer, comme en témoignent les regards et sourires échangés entre le premier violoncelliste et les deux premiers violons de la formation. Telle une marche frénétique menant au Songe d’une Nuit de Sabbat, la cadence de la clarinette fait le lien entre cette course effrénée et le choral de cuivres accompagné du roulement des timbales. L’intensité est tout autant au rendez-vous du mouvement final, audacieux dans les sonorités proposées, notamment par le pupitre de cordes et par la petite harmonie, et lors des exigeants solos de clarinette et picolo qui s’enchainent. Telle une musique à suspens, les cloches et tubas participent de cette ambiance solennelle et mystique. Un final à couper le souffle, digne du grandiose de la partition de Berlioz, qui n’a d’égale que l’ovation du public de la Philharmonie qui suit la représentation, remerciement légitime de cette inoubliable soirée.

À vos agendas ! Daniel Barenboim revient le 2 et le 3 mai dans le cadre de la Biennale Boulez.

>> Mardi 2 mai, 20h00 – Grande salle Pierre Boulez – Philharmonie
Daniel Barenboim, piano / Michael Barenboim, violon / Jörg Widmann, clarinette / Gilbert Nouno, conception de la musique électronique, électronique liveT

Tous les détails de ce concert ici

>> Mercredi 3 mai, 20h00 – Grande salle Pierre Boulez – Philharmonie
Boulez Ensemble / Daniel Barenboim, direction

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Visuels © Alexandre Wallon/Cheeese

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