Rentrée littéraire : J’écris Jacques Lansky
Mise en abyme, mystères, faux-semblants, rumeurs sur le monde l’édition et sincérité d’une quête sont les éléments convaincants du dernier roman de Karine Tuil. La sincérité est d’autant plus touchante que l’auteure de « Tout sur mon frère » est passée maître dans l’art de biaiser avec l’autofiction. Elle est, cette année encore, largement goncourable. Sortie le 26 août.
Une jeune auteure vient de perdre son père. Mystérieux, insaisissable, celui-ci a fait subir à ses familles une double vie. Aussi double que son identité : marié à une catholique pétainiste en France, il s’éprend sur le tard d’une jeune juive russe de 22 ans qu’il installe enceinte dans son foyer puis en Israël, où il reprend le nom juif russe de ses parents. Epuisé, il meurt brusquement à un âge assez jeune alors que son propre père vit encore. L’éditeur de sa fille – un vieux séducteur lettré, bronzé et glissant, en passe de céder la main, et qu’on reconnaîtra bien vite- a appris la mort du père et suggère à la fille d’écrire un grand roman sur ce personnage. Elle choisit d’appeler ce livre « Jacques Lansky », le nom du père ayant été Maier Suchowljansky, francisé en Jacques Lance. Le roman est la genèse difficile du livre, entrecoupé de rencontres érotiques et intrigantes avec le personnage du vieil éditeur, qui tient à faire de ce livre son coup de maître avant liquidation. Pourquoi ? Que cherche-t-il chez cette jeune femme de vingt-six ans ?
Après le rire aigre-doux suscité par « Douce France » (Grasset), les paludes de Karin Tuil prennent aux tripes. Même si la caricature de l’éditeur pervers est cousue de fil blanc et si certaines inventions prêtent à sourire (un père collabo, juif haineux de soi, du nom de Simon Bern qui aurait écrit une caricature de juif, oscillant entre le Süss de Feuchtwänger et le Golder de Nemirovsky), le fond du livre est grave. Il y a d’abord la recherche d’un père socialement parfait et intimement absent.
Et il y a surtout ce constat sur le rapport amoureux que Karin Tuil décrit d’abord et avant tout comme un rapport de domination. Son héroïne est abusée par l’éditeur, comme le père par la femme russe, ou la mère par le père. Il n’y a pas de place pour la tendresse entre un homme et une femme, dans cet univers où des personnages toujours et encore masochistes cherchent avant tout à choisir par qui ils vont se laisser dominer. La domination n’est ni masculine, ni féminine. Et sur le grand théâtre de la Comédie humaine, tout n’est qu’affaire de manipulations. C’est là que le roman de Karin Tuil prend un tout à la fois tragique et policier. Enfin, une fois laissée allée, la relation n’est plus que douleur et humiliation ; un esclavage dans lequel la proie éprouve autant de plaisir que le sadique. Mieux, le dominé est le seul à ressentir un petit quelque chose. Celui qui peut écrire. Même si l’héroïne constate : « Je n’ai jamais supporté les gestes d’affection. Ils annoncent souvent les coups à venir ». En revanche, celui qui donne des coups, celui qui a déjà ferré sa proie, sombre dans ce que Maurice Blanchot appelait « l’apathie ». Ils sont alors seuls avec eux même et la déréliction de leur corps sous l’effet du temps qui passent. Seuls avec la peur de la mort et que des bons mots en eux pour donner le change.
Karine Tuil, « La domination », Grasset, 16,50 euros.
« Longtemps, j’ai pensé que le jour où je parviendrais à publier un livre sur mon père, je cesserais définitivement d’écrire. Je contourne cette menace en refusant de me plier à vos injonctions, en invoquant des blocages, le manque d’inspiration, la difficulté, la paresse. Mais vous insistez et voilà où nous en sommes, et voilà où nous en sommes, au milieu de l’après-midi, dans votre bureau avec vue sur cour, à parler de mon père, le héros de ce livre pour lequel vous m’avez fait signer un contrat sans même avoir lu une ligne. Vous voulez le livre que je ne peux pas écrire. Le dernier tabou. Après l’adultère l’inceste, les filiations secrètes, les doubles vies, voici la polygamie. Voici la pornographie, la tyrannie. A la fin du XX e siècle. Chez des petits-bourgeois juifs. » p. 19.