Fictions
« Les Archives des sentiments » de Peter Stamm : Penser/Classer

« Les Archives des sentiments » de Peter Stamm : Penser/Classer

24 May 2023 | PAR Julien Coquet

Le dernier roman de Peter Stamm creuse inlassablement le même sillon que les précédents livres de l’écrivain suisse. Et pour notre plus grand bonheur, tant la réflexion qui émane de Les Archives des sentiments est maîtrisée.

Il y a chez Peter Stamm la capacité, et la qualité, de remettre sur le métier vingt fois son ouvrage. Car les thèmes creusés par l’écrivain suisse se retrouvent de livre en livre : l’amour, l’oubli, la mélancolie, les regrets, le temps qui passe… Rien de très gai, nous direz-vous. Et pourtant, Peter Stamm arrive à adopter un ton juste, une petite voix qui ne tombe pas dans le pathos et le misérabilisme, et qui pose les bonnes questions. Dans son avant-dernier livre, La Douce indifférence du monde, finaliste du prix Médicis étranger 2018, Peter Stamm imaginait un homme tombant par hasard sur le double d’une femme dont il avait été très amoureux vingt ans avant. Et si leur histoire d’amour s’était finalement terminée différemment ?

C’est cette même question qui hante Les Archives des sentiments. Ancien documentaliste, le narrateur, 55 ans, stocke dans sa cave tous les articles de presse qu’il découpe et classe. « Les archives ne renvoient pas au monde, elles sont une copie du monde, un monde en soi. » Le vrai monde, le narrateur semble être passé à côté, vivant seul, sans compagne ou compagnon, et sans enfant. Son véritable amour, c’est Franziska, plus connue sous le nom de Fabienne, célèbre chanteuse. Les deux se sont rencontrés à l’école, puis se sont perdus de vue. En pleine période de confinement, le narrateur décide de reprendre contact avec celle qu’il a longtemps aimée, sans jamais oser lui avouer.

La force de Les Archives des sentiments tient en la justesse du portrait du narrateur, personnage principal. Homme seul, attristé par le décès récent de sa mère, le narrateur mène une vie réglée au métronome dont la solitude, exacerbée par le confinement de 2020, va conduire à mener de douloureuses réflexions. Mais l’amour porté à Fabienne/Franziska pèse, et le narrateur ne peut s’empêcher de se demander si cet amour était partagé (Peter Stamm crée habilement des situations équivoques où la frontière entre amitié et amour est mince). Et le dossier que le narrateur a créé sur Fabienne, constitué de coupures de journaux sur la carrière de la chanteuse, est-il un véritable reflet de la Franziska connue jeune ? Car tout système de classification, comme le remarquait Perec dans Penser/Classer, possède ses limites. Avec les chansons de Barbara en toile de fond, Les Archives des sentiments est un très grand livre.

« Il est possible qu’à un moment donné je me sois imaginé une autre vie, qu’une autre vie ait été possible pour moi. Je n’ai pas toujours été un ermite, simplement mes tentatives pour mener une vie normale ont échoué, ça arrive, et ce n’est la faute de personne. Entre-temps je préfère vivre avec mes souvenirs plutôt que de faire de nouvelles expériences qui finalement ne conduisent à rien d’autre qu’à des souffrances. Je n’ai pas cherché la vie que je mène, elle s’est faite comme ça, sur la base de mes aptittudes, de rencontres de hasard et d’événements fortuits. Peut-être que d’autres relations auraient changé la donne, un autre travail, des enfants. »

Les Archives des sentiments, Peter STAMM, traduit de l’allemand (Suisse) par Pierre Deshusses, Christian Bourgois éditeur, 200 pages, 20 €

Visuel : Couverture du livre

« 100 films de science-fiction qu’il faut avoir vus » d’Eric Dufour : Metropolis, Alien, Dune et les autres
« La Face cachée du dollar » de Ross Macdonald : Le disparu de Laguna Perdida
Julien Coquet

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