“Chavirer”, Lola Lafon au coeur du traumatisme
Avec son nouveau Roman, Chavirer, Lola Lafon interroge sur 30 ans les dégâts commis sur des pré-adolescentes pleines d’espoir, de rêves et de vie par une organisation pédophile. Une plongée ultra-sensible et terrifiante en eaux noires.
En 1984, Cléo a 13 ans, une famille de classe populaire, des résultats moyens à l’école et une seule passion : la danse à la MJC de son quartier désenchanté où elle s’entraîne des heures et des heures par semaine pour se sublimer, auprès d’un professeur exigeant. Lorsqu’une élégante dame rousse à frange vient la chercher et déclare l’avoir repérée pour la fondation Galatée, prête à la subventionner pour qu’elle excelle dans son art et sa passion, elle la croit. Elle la suit, se laisse gâter et même sa famille est flattée. Lorsque sa nouvelle “pygmalion” lui explique qu’elle va devoir passer plusieurs étapes de sélection auprès d’un jury qualifié, elle y va, apparemment concurrente avec d’autres jeunes filles. Mais les étapes peuvent vite se transformer en tête-à-tête dans des chambre où les “jurés” indiquent aux filles qu’il faut être “ouvertes” à leurs avances sexuelles pour prouver leur ouverture d’esprit et leur engagement… Traumatisée et abandonnée, Cléo vit le viol comme une défaite personnelle et devient elle-même recruteuse de “jeunes talents” pour le réseau pédophile. Devenue danseuse sur les plateaux de Michel Drucker, des années après, quand l’affaire sort enfin, la jeune femme réalise peut-être enfin pleinement ce qu’il s’est passé…
Roman terrifiant, Chavirer joue de la discordance et de la longue latence des temps pour nous faire tanguer dans l’univers le plus désespérant qui soit : celui où l’on vient abuser et casser des êtres en pleine croissance au point exact où ils se projettent et ils rêvent, de manière si glaciale et organisée qu’on fait participer certains d’entre eux à l’effroyable machine. C’est tout un mécanisme que démonte Lola Lafon, avec une lucidité et une neutralité apparentes parfaitement puissantes. Retrouvant l’univers du sport et du challenge à soi qu’elle avait aussi démonté avec patience dans son roman sur la gymnaste roumaine Nadia Comaneci, La petite communiste qui ne souriait jamais (Actes Sud, 2014, lire notre chronique), l’auteure passe ici à un stade autre et encore plus obscur de l’abus, où le traumatisme est gratuit, ricanant, et le bourreau pluriel et anonyme totalement insensible au massacre de sa victime. Chavirer est un roman important et même crucial quant à son sujet et à la fois rigoureux mais inventif du point de vue de la forme. Un livre marquant dont on entendra certainement parler cette rentrée littéraire 2020.
Lola Lafon, Chavirer, Actes Sud, 352 p., Août 2020, 20,50 euros.
visuel : couverture du livre