Essais
Un point de vue social-démocrate sur les crises mondiales ; Suicide de l’Occident de Michel Rocard

Un point de vue social-démocrate sur les crises mondiales ; Suicide de l’Occident de Michel Rocard

03 July 2015 | PAR Franck Jacquet

Michel Rocard est désormais habitué de livraisons sur les problèmes politiques contemporains. Souvent, il en demeure à l’échelle française mais cette fois, dans Suicide de l’Occident, suicide de l’humanité, il examine l’accumulation des crises que subit aujourd’hui une civilisation occidentale qu’il considère comme mondialisée ; il propose aussi quelques pistes de réflexions pour contenir ces crises. Dans cet ouvrage de circonstance en vue de la COP 21 de la fin d’année, le propos développé se perd un peu dans une accumulation de généralités, à trop vouloir balayer de questions, alors que l’ancien Premier Ministre avait pu proposer dans le cadre d’une discussion avec Alain Juppé une réflexion d’une très bonne tenue il y a quelques années avec La politique telle qu’elle meurt de ne pas être.

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suicide de l'occidentL’accumulation des crises
L’essentiel de l’ouvrage est constitué par un retour, chapitre par chapitre, sur les grandes cirses qui touchent aujourd’hui non seulement le monde dit développé, mais aussi, par jeu d’interdépendance et de victoire du capitalisme globalisé, l’ensemble de la planète. Michel Rocard constate que les grandes crises contemporaines se sont nouées les unes aux autres depuis quatre décennies. Partant de constats très généraux sur l’humanité et sa « nature », il n’est pas à l’abri de quelques généralisations pour le moins désarmantes : « l’homme est violent par nature » ou encore « « le politique lui aussi se porte mal par les temps qui courent ». De même, à vouloir revenir sur l’histoire longue de l’humanité, le texte laisse apparaître quelques raccourcis, comme lorsque apparaissent dans la même phrases, sur le même plan une B. Grillo ou A. Hitler… Heureusement, les constats se concentrent assez vite sur les années 1970 à nos jours, période de coalescence de tous nos maux.
Le premier de ceux-ci est évidemment le déclin de la – du politique qui justifie l’ouvrage (« ce silence politique est signe de paralysie. Or cette paralysie est à elle seule une redoutable aggravation de tous ces dangers ou de tous ces risques »). Mais quels sont ces dangers ? Ils sont connus et pointés ensembles ou les uns après les autres par les politiques d’aujourd’hui. Le premier est l’étouffement de l’économie productive et des entreprises par l’argent et ses propres logiques de fonctionnement. Il obstrue les canaux de production. L’auteur s’appuie pour cela sur des statistiques bien utiles mais tombe encore une fois dans quelques généralités, au risque d’englober certains phénomènes économiques dans sa lecture en les détournant de leur sens premier. Le second problème majeur et structurel est la marchandisation de tout, de l’être vivant, de la culture… Suit l’évocation, très claire, appuyée sur des statistiques et des tableaux et cartes salutaires, de la crise écologique, sans se borner à la question climatique. Si la prise de conscience mondiale débute, on le sait, avec le rapport « Halte à la croissance » du Club de Rome au début des années 1970, Michel Rocard rappelle combien la prise de conscience n’est pas encore aboutie dans les différentes sociétés et combien la menace grandit sans cesse. Il évoque d’ailleurs quelques points essentiels de cette crise climatique et dont l’opinion n’est pas toujours consciente : le réchauffement des terres gelées dans le domaine arctique fait que le pergélisol et le phénomène d’albédo seront structurellement modifiés, d’où une libération importante de méthane dans l’air, sans doute supérieure à celle générée par la fonte des glaces… A ces crises s’ajoute la crise de la science économique, minée par l’ultralibéralisme. En bon social-démocrate, l’auteur évoque la nécessité de revenir sur les dogmes monétaristes… Il semble même croire (un anachronisme ?) au retour des politiques de stop and go dont les Etats abusaient tant lorsqu’il était actif en politique.
Le contexte évolue aussi sur un autre plan ; une crise est à considérer, celle de la souveraineté comme absolue telle qu’elle fut construite depuis le XVe siècle en Occident. Là encore, nulle nouveauté dans l’ouvrage, nombre d’auteurs ont démontré l’affaiblissement des Etats-nations dans le nouveau monde de la globalisation. Sur ce point l’auteur se contredit quelque peu lorsqu’il considère l’échec d’un cosmopolitisme kantien pour régir l’ordre international… alors même qu’il met en avant la réalisation du projet européen, dont l’un des piliers est évidemment cette formulation kantienne du politique, reprise ensuite par J. Habermas. L’ouvrage est encore plus faible à propos de « l’atteinte psychologique des peuples », réel aspect à étudier…

Les crises sont-elles systémiques et en quoi concernent-elles l’humanité ?
Au fil des chapitres donc, c’est un système en bout de course qui est décrit, structurellement et systémiquement malade (écologie, économie, politique…). Aucun de ces constats n’est à remettre en cause, de même que la conjugaison de ceux-ci depuis quelques décennies. Pour autant, on a du mal à comprendre pourquoi ce signal d’alarme s’adresse autant aux pays riches qu’aux pays pauvres, aux dirigeants qu’aux dirigés… L’identification de l’humanité à un Occident élargi est à discuter. En effet, on s’aperçoit aujourd’hui dans le cadre de la nouvelle multipolarité combien les solutions différentes de celles formées depuis la révolution industrielle européenne sont aujourd’hui en train d’émerger. De même, la crise de la souveraineté étatique constatée (déjà par Saskia Sassen et bien d’autres) n’est-elle pas au fond le révélateur que désormais, parce que notre regard est décentré d’Europe, on s’aperçoit que notre manière de construire l’Etat n’a jamais été complètement partagée dans les anciens mondes colonisés et dominés par l’Europe ? On voit ainsi mal pourquoi l’auteur considère l’humanité comme simple extension de l’Occident, ce point étant de plus en plus nuancé.

Contenir plutôt qu’entrer en résilience ; quelques pistes
Si l’essentiel de l’ouvrage est donc consacré à décrire l’accumulation des nuages sur notre Occident mondialisé, Michel Rocard, en bon social-démocrate et parfois en revenant à des racines idéologiques anciennes, propose des pistes et outils non pas pour révolutionner la manière de vivre des sociétés, mais pour infléchir et limiter l’impact des crises avant d’inverser le cours des choses s’il y a lieu… C’est un réformiste, non un révolutionnaire qui écrit. Il met donc en avant tous les élans réformateurs possibles, ceux qui ont déjà émergé des organisations non gouvernementales et citoyennes aux formes de mouvements sociaux nouvelles ; il évoque les nouveaux combats menés par les coopératives d’idées, les mises en commun, la prise en compte des interdépendances entre sociétés et groupes sociaux, l’apaisement religieux, un principe de responsabilité des nations les unes par rapport aux autres… Sans nul doute selon lui, c’est par la conjugaison de ces volontés que l’inflexion à laquelle il appelle pourra émerger. Encore une fois, il n’est certainement pas un Tony Negri qui dans Multitudes ou comme d’autres représentants de l’alter-gauche envisage une recomposition totale des sociétés par le bas et de nouvelles mises en commun pour relever les défis économiques, politiques et socioéconomiques.
Au final, dans ce que certains pourraient qualifier de « robinet d’eau tiède » émergent deux idées marquantes en ce qu’elles puisent dans les vieux logiciels idéologiques du XIXe siècle mais que l’auteur considère opératoires pour relever les défis du XXIe siècle : le solidarisme de Léon Bourgeois et l’autogestion telle que l’avait mise en avant le PSU qu’il a fondé pourraient être ces deux racines. On regrette d’une part que l’auteur n’ait pas développé ces points si originaux et paradoxaux (puiser dans le corpus d’idées de la période industrielle alors qu’on entre en post-industriel) et qu’il n’ait pas expliqué pourquoi prendre ces deux idées plutôt que d’autres. Pourquoi sont-elles meilleures ? N’est-ce pas de l’idéologie que de rester sur ces vieilles lunes si intéressantes soient-elles ?

L’ouvrage, très pédagogique dans son ton et sa démarche, aurait peut-être gagné à être resserré et à renvoyer directement à des réflexions plus précises pour développer les pistes proposées par l’auteur, pour accorder plus de place à son propre point de vue, car Michel Rocard demeure sans doute l’un de ceux qui peut, parce qu’il est retiré de la sphère politique française, aller au-dessus des enjeux électoralistes et proposer une hauteur de vue utile pour ceux restés dans l’arène. Il est en cela une voix rare, comme les Borloo ou les Chevènement… On en attend donc beaucoup plus qu’un livre de circonstances.

Michel Rocard, Suicide de l’Occident, suicide de l’humanité ?, Flammarion, Février 2015, 423 p, 22,9 euros
visuel : couverture du livre

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Franck Jacquet
Diplômé de Sciences Po et de l'ESCP - Enseigne en classes préparatoires publiques et privées et en école de commerce - Chercheur en théorie politique et en histoire, esthétique, notamment sur les nationalismes - Publie dans des revues scientifiques ou grand public (On the Field...), rédactions en ligne (Le nouveau cénacle...) - Se demande ce qu'il y après la Recherche (du temps perdu...)

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