
Dans l’atelier, la création à l’œuvre : regard de trois artistes contemporains sur le musée Delacroix
Le musée Delacroix développe un programme autour de l’atelier comme espace de création et de mémoire. Cette exposition s’inscrit dans ce cycle d’accrochages et de redécouverte du musée.
Elle met en lumière le processus de création du peintre avec notamment la présence d’œuvres qui révèlent l’atelier comme espace de recherches et de création. Des œuvres d’artistes du XIXe et du XXe ponctuent le parcours, tel Théodore Géricault, Jean-Baptiste Carpeau, Paul Gauguin, en regard des différents champs d’intérêts de l’artiste, les mythes de Médée, d’Orphée, l’histoire d’Ovide, les représentations des “têtes coupées”, les enlèvements. L’atelier comme sujet de représentation est mis en lumière par la présentation de vues de son propre atelier, peints par lui-même avec en vis à vis des œuvres de Frédéric Bazille et de Pablo Picasso, qui l’admiraient et dont les œuvres les a inspirés. Des traces des objets du peintre sont également présentés, nous rentrons ainsi dans son intimité.
Laurent Pernot, Anne-Lise Broyer et Jérôme Zonder, sous le commissariat de Léa Bismuth, ont été invités à créer des œuvres en relation avec l’esprit de ce musée, lieu de mémoire. Sculpture, installation, dessin, sont immiscés dans des pièces qu’occupa Delacroix. Leurs propositions reflètent l’univers du peintre, incarnent des lieux qu’il a habité et proposent une réflexion sur le temps, le surgissement des souvenirs et l’acte de se remémorer.
Le miroir d’Anne-Lise Broyer condense en lui trois lieux que l’artiste fréquenta, le parc Georges Sand à Noyant, le jardin de sa maison à Champresay et celui de son atelier. Nous pouvons nous y voir tout en percevant des vues contemporaines de ces espaces de nature. « Dans l’atelier, on fait l’expérience, quasi mystique, d’un non-savoir absolu et dans un même temps une expérience où s’opère une transformation entre le sujet et l’objet. La création, en dépassant chaque ordre possible du réel, rend la chose au monde du sacré »[1] précise-t-elle. Son miroir au tain gratté sur tirage argentique contrecollé sur aluminium tisse du lien avec le processus de surgissement des souvenirs ; le miroir étant l’objet de projection ou pourraient apparaître de nouvelles images. Anne-Lise Broyer interroge l’effacement et la réécriture de l’image.
Jérôme Zonder présente Jeu est un autre, un dessin d’un corps décomposé. Celui-ci fait écho aux dessins et études de Delacroix. Il interroge l’histoire de la figuration et la place du nu dans les différentes périodes de l’histoire de l’art. « À l’atelier, le cerveau et le corps sont comme dans une caisse de résonance, et l’ensemble du travail prend une dimension authentiquement organique, comme un corps qui s’active. L’atelier est aussi l’endroit où tout délire est permis, parce qu’on y est seul face à soi-même »[2] explique-t-il. L’artiste déconstruit la représentation du corps en démultipliant les possibles. Les fragments de dessins de différentes techniques, rappellent la diversité des études que réalisent les artistes, pour la préparation d’une œuvre.
Laurent Pernot présente Nature morte-Hommage à Pierre Joseph Redouté, un bouquet de fleurs gelées. L’œuvre évoque la cristallisation d’un temps, celle d’une nature qui habiterait de façon éternelle un lieu. Elle convoque le genre de la nature morte de fleurs que Delacroix a beaucoup pratiqué. Pour l’artiste « c’est [l’atelier] un espace propice à la recherche, à l’accumulation de ressources, à la réflexion, à la lecture, à la contemplation et à la rêverie, et qui oscille entre effervescence et abandon. Les idées ne naissent pas nécessairement au sein de celui-ci, mais c’est là qu’elles sont soumises à l’épreuve de la matière, telles des graines qui germeront ou non »[3]. Son œuvre invite à une méditation sur le temps qui passe et renvoie vers la temporalité qu’incarne le musée, celle de conserver, de maintenir la pérennité du travail d’un artiste. Celle-ci nous guide également vers le jardin où il a conçu Mémoria, une œuvre où des lettres en béton semblent s’être brisées, comme un souvenir qui tente à la fois d’être fixé et qui peut s’effacer. Cette œuvre d’une grande poésie, nostalgique, fait écho aux souvenirs qu’on laisse des lieux où l’on réside. Elle invite à méditer sur le renouveau après la destruction, sur le procédé de recomposition suite à la perte, ou à l’effacement.
Ces trois artistes furent ainsi incités à s’interroger eux-mêmes sur leur rapport à l’atelier. Leurs œuvres incarnent ce qui peut se jouer dans cet espace de création, lieu où s’élabore la pensée artistique et où il règne l’esprit de celui qui l’a occupé. Cette exposition nous invite à une expérience de remontée dans un temps, suspendu.
Pauline Lisowski
Musée national Eugène-Delacroix, Paris
jusqu’au 30 septembre
[1] Léa Bismuth, « toute une vie d’atelier », entretien avec les artistes, Dans l’atelier, la création à l’œuvre, Editions Le Passage, Musée du Louvre édition, Paris, 2019, p. 72
[2] Léa Bismuth, « toute une vie d’atelier », entretien avec les artistes, Dans l’atelier, la création à l’œuvre, Editions Le Passage, Musée du Louvre édition, Paris, 2019, p. 69
[3] Léa Bismuth, « toute une vie d’atelier », entretien avec les artistes, Dans l’atelier, la création à l’œuvre, Editions Le Passage, Musée du Louvre édition, Paris, 2019 p. 68
Visuel : Eugène Delacroix, Bacchus est un tigre, 1834, Paris, musée national Eugène Delacroix. Fresque, pigments dilués sur enduit à la chaux, H : 57 cm, L: 89 cm ©Musée du Louvre ( dist. RMN-GP)/ Hervé Lewandowski