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[Interview] Joël Dragutin : « un spectacle n’est pas un produit, c’est une relation »
L’auteur-directeur du Théâtre 95 de Cergy-Pontoise, et Anne-Marie Layrac, secrétaire générale du lieu, ont répondu à nos questions. Nous ont exposé leur envie de proposer la nouveauté à leur public. Et leurs stratégies pour amener de nouvelles personnes à la rencontre des spectacles. En ces temps durs, ils nous encouragent à nous accrocher à la création contemporaine. Focus sur l’activité foisonnante du Théâtre 95, scène conventionnée aux écritures contemporaines, qui porte derrière elle « vingt-cinq ans de bagarre ».
Dans les spectacles de la saison 2014-2015 du Théâtre 95, les idées de jeu, d’amusement et de gaieté sont très présentes. Selon vous, de quelle manière participer à un jeu peut transformer le regard ?
Joël Dragutin : La question de l’humour traverse beaucoup de nos spectacles. C’est une notion qui est importante pour nous, oui. Il offre une mise à distance qui permet de parler de choses sérieuses de manière légère. Tant d’espace entre nos baisers [pièce de Joël Dragutin, écrite en 1993, qui sera recréée en février 2015 par Sarah Capony], par exemple, est un texte dont la forme est pleine d’humour. Qui raconte en même temps quelque chose de grave, touchant à la fois à l’imaginaire amoureux et à l’aliénation.
Quelles ont été les grandes étapes de l’évolution de cette scène conventionnée, depuis votre installation dans ce lieu en 1983 ?
Joël Dragutin : En 1983, donc, on a commencé en occupant les locaux d’une ancienne école d’art de Cergy, destinés à être démolis. On les a « squattés », si l’on peut dire. En démarrant avec quelque chose comme quinze mille francs. Au départ, on jouait dans un vieil amphithéâtre. Dans un premier temps, on y a rajouté une cage de scène. Et par la suite, comme on a attiré plus de monde qu’on ne pouvait en accueillir, on est allés réclamer auprès de nos tutelles un agrandissement. Les travaux se sont finis il y a deux ans : on a pu inaugurer notre deuxième salle, plus grande. C’a été vingt-cinq ans de bagarre. Mais le public, par son soutien, par sa présence, nous a aidés à nous agrandir.
De quelles façons invitez-vous les habitants de Cergy-Pontoise à venir au théâtre ?
Joël Dragutin : On va dans les classes, on fait des ateliers, on appelle les gens au téléphone, on va voir les étudiants. Et les associations de réinsertion. Pour essayer de toucher le public partout où il est.
Anne-Marie Layrac : Il nous arrive de faire participer le public au spectacle. Dans Natural Beauty Museum, par exemple. Les comédiens amateurs qui suivent les ateliers du Théâtre 95 sont sur la scène, et jouent les visiteurs d’un musée imaginaire, qui déambulent [Natural Beauty Museum est à l’affiche cette semaine]. On envoie aussi des pièces dans les petites communes. C’est important de se dire qu’on se dirige vers des publics qui ne vont pas forcément au théâtre, et qui pourront revenir après.
Joël Dragutin, lorsque vous écrivez, avez-vous en tête d’amener « le neuf, l’inattendu, le nouveau » [expression de Xavier Croci, directeur du Forum du Blanc-Mesnil] aux spectateurs, mais dans des formes accessibles ?
Joël Dragutin : Oui, car un lieu de création doit forcément proposer du neuf. Ce qui m’intéresse, c’est de renvoyer au public un regard sur le monde d’aujourd’hui. Le théâtre, pour moi, doit donner à comprendre les angoisses collectives qui habitent notre monde. Mais je pense que mes pièces sont accessibles.
L’expression « mythologies contemporaines » est au centre de vos préoccupations d’auteur. Certains metteurs en scène actuels disent invoquer les « dieux cachés ». Vous, avez-vous l’impression de convoquer les « dieux visibles » ?
Joël Dragutin : Tout à fait. La communication, le rapport à l’argent, le profit, la puissance des marchés, les écrans… Ce sont des dieux d’aujourd’hui, et des dieux visibles. Je pense que, dans l’Antiquité, les dieux étaient invisibles, même s’ils étaient très présents. Aujourd’hui, il y a quelque chose de plus prosaïque, qui fait que nos dieux se matérialisent, mais à des fins qui sont beaucoup moins nobles.
Avez-vous la sensation de créer une langue, ou d’amener sur scène la langue quotidienne, ou la langue actuelle ?
Joël Dragutin : Ca dépend des pièces. Je peins souvent des personnages qui sont traversés par des choses qui ne leur appartiennent pas : tout le charivari de mots, de signes, de codes dont ils sont issus. Ces personnages pensent qu’ils sont sincères, alors qu’ils sont traversés par une langue étrangère à eux. Et je cherche la musicalité, aussi. Si je vous dis, par exemple : « Vous, vous êtes un journaliste, donc quelqu’un d’important, car vous êtes un médiateur de la communication, qui permet au plus grand nombre d’être touché par… » Vous voyez, je suis en train de reproduire un discours qui est dans l’air. L’intime est envahi par ça, aujourd’hui. Pour repérer ça, je fais attention au champ lexical, mais aussi à la musicalité et à la rythmique. Je travaille sur une langue où le sens devient signe, et le signe devient signal.
Avez-vous déjà tenté des expériences de résidence collective d’auteurs, au Théâtre 95, qui est une « Scène conventionnée aux écritures contemporaines » ?
Joël Dragutin : Il y a eu des auteurs de théâtre, et des poètes contemporains, qui sont venus, mais à tour de rôle. On a accueilli, depuis qu’on existe, plus de quatre cents auteurs contemporains.
Anne-Marie Layrac : Bruno Allain, par exemple, va effectuer une résidence d’auteur, mais à la Maison d’arrêt d’Osny. Il est prévu, dans le cadre du partenariat qu’on a avec le Festival d’Auvers-sur-Oise qu’il y ait une restitution ici, au Théâtre 95, car il s’agit de détenus qui sont en capacité de pouvoir sortir un peu. Nous proposons par ailleurs le festival Les Contemporaines, qui met en avant, chaque saison, un auteur. L’année dernière, c’était Jon Fosse. Cette année, ce sera Laurent Gaudé.
Quels sont vos principes de direction pour « émanciper le lieu du consumérisme » [expression présente dans l’éditorial « Créations » de la brochure de saison 2013-2014 du Théâtre 95, signé Valérie Battaglia] ?
Joël Dragutin : On est tous dedans, hélas. Nous, par exemple, nous devons faire du marketing, contacter les gens, faire beaucoup de publicité… Ce qu’on se dit, c’est que la finalité n’est pas consumériste : le spectacle doit être libérateur, alors que l’objet est aliénant. Mais c’est vrai qu’on peut parler de « consumérisme culturel ».
Anne-Marie Layrac : Après, on peut partir du principe que les gens qui viennent ici, de par leur démarche, ne sont pas des consommateurs au sens traditionnel, puisqu’ils ont de la curiosité. On propose une prise de risque.
Joël Dragutin : Et un spectacle, ce n’est pas un produit, c’est une relation. La personne a déjà vu l’affiche, en a entendu parler. Elle vient au théâtre, voit le spectacle, elle en parle après… C’est plus l’histoire d’une relation. Bon, il y a vingt-cinq ou trente ans, les spectateurs de théâtre étaient plus des militants. Aujourd’hui, ce qui est surtout gênant, c’est quand notre ministre parle de « marketing culturel », et pas de « politique culturelle ».
Comment votre action est-elle perçue par les élus ?
Joël Dragutin : Ils ne viennent hélas pas beaucoup voir les spectacles. Certains pensent que l’action dans une ville d’un lieu théâtral, c’est juste une cerise sur le gâteau. L’effet qu’a notre action sur les spectateurs intéresse les politiques en chiffres de fréquentation. Ils veulent s’assurer aussi que certains publics viennent. Les populations d’origine immigrée, par exemple. Qui fréquentent ponctuellement le lieu, mais ont d’autres priorités que le théâtre.
Y a-t-il eu des choses « inventées », au Théâtre 95, dans la relation entre le théâtre et la ville, ou dans le compagnonnage avec les artistes ?
Joël Dragutin : Lorsqu’on a interviewé tous les habitants d’un quartier pour mettre leur parole sur scène, c’était assez nouveau. On a fait venir le slam à Cergy… Il y a aussi le Concours des Nouvelles Ecritures scéniques, destiné aux amateurs.
Anne-Marie Layrac : Le fait de reprendre des discours politiques, de les faire lire par des comédiens, puis commenter par des hommes politiques de premier plan, c’est original, aussi.
La saison dernière, comment procédiez-vous pour donner entre dix et douze dates à certains spectacles ?
Joël Dragutin : Sur les créations ou les coproductions lourdes, qui représentent un gros investissement, il nous paraît important de donner au public – et aux acheteurs potentiels du spectacle – beaucoup de dates. C’est un choix difficile, car fatalement, un public beaucoup plus large doit être mobilisé.
Propos recueillis par Geoffrey Nabavian.
Au Théâtre 95, cette semaine, se joue Natural Beauty Museum les 16 et 17 décembre (texte et mise en scène : Eléonore Weber et Patricia Allio). En 2015 seront présentés : Tant d’espace entre nos baisers, du 3 au 8 février (texte de Joël Dragutin, mis en scène par Sarah Capony) ; Onysos le furieux et Médée Kali de Laurent Gaudé, les 6 et 7 mars (mises en scène : Bruno Ladet et Margherita Bertoli) ; Tu trembles, du 11 au 13 mai (texte de Bruno Allain, mis en scène par Marie-Christine Mazzola). Et d’autres spectacles. Pour découvrir le reste de la programmation, cliquez ici.
Visuel : Joël Dragutin, photo officielle
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