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Amanda Sthers : « Pour moi un film n’a pas de nationalité, il appartient à ceux qui l’aiment » [Interview]

Amanda Sthers : « Pour moi un film n’a pas de nationalité, il appartient à ceux qui l’aiment » [Interview]

19 January 2019 | PAR Gregory Marouze

Toute La Culture a rencontré Amanda Sthers. L’auteure-scénariste-réalisatrice parle de son dernier film Holy Lands, de ses thèmes de prédilection, de sa méthode de travail et du grand acteur américain James Caan.

Pourquoi avoir choisi d’adapter votre roman Les Terres saintes ? Et pourquoi, plus particulièrement celui-là ?

C’est presque le roman qui s’est imposé à moi parce que beaucoup de réalisateurs ont voulu l’adapter. Je me penchais dessus et je me disais qu’il n’y avait pas d’évidence de film sur ce livre. J’ai donc refusé à plusieurs reprises qu’on s’en empare. Puis, en me posant la question presque techniquement : comment on pourrait en faire un film ? Au fur et à mesure la réponse est venu, ça m’a amusé de trouver des solutions pour cette adaptation qui était celle d’un roman épistolaire, avec des êtres qui ne sont pas ensemble, c’est donc l’inverse du cinéma. Je me suis demandé comment je pouvais les réunir et garder ces émotions, garder ces silences, cette distance que je voulais raconter dans le livre. J’ai trouvé ces solutions, j’ai écrit un premier scénario et ça ne devait pas être moi qui allais réaliser le film. Puis il y a eu une série d’évènements qui ont fait qu’à chaque fois le film revenait vers moi. Je pense que j’en aurais pas été capable parce que techniquement c’est assez dur à réaliser et que d’avoir fait un film entre temps, « Madame », m’a permis de me dire que, peut-être, j’avais les épaules assez larges maintenant pour tenter le coup. Effectivement, le film est tellement personnel que personne d’autre n’aurait pu s’en emparer, il m‘attendait.

 

Est-ce qu’il est plus simple d’adapter son propre roman, ou pas ? Comment trouve-t-on des équivalences cinématographiques ?

Je pense que c’est plus simple selon les tempéraments, parce que pour bien adapter un livre, qu’il soit le sien ou pas, il faut le trahir. Pour cela il faut être capable de mettre son égo de côté, de mettre une parie des choses qu’on a aimé dans un livre de côté et de les réinventer. C’est comme ça qu’on pense en images cinématographiques. D’abord, le scénario n’est qu’un outil, il n’est pas en soi comme un roman, donc une jolie phrase ne sert à rien dans un livre si elle ne fait pas avancer les choses. Et une jolie phrase dans scénario, si elle peut-être remplacée par une image, c’est mieux. Dès qu’une chose peut être montrée au lieu d’être dite, il faut s’en servir. Il faut donc repenser les choses avec un autre sens, c’est moins intellectuel, c’est plus charnel. Comment on va donner du corps, donner vie à ses personnes, les mettre en trois dimensions ? Je donne souvent cet exemple : un scénario réussi c’est quand les images et les mots ne racontent pas la même chose. Pour résumer : si un homme prend une femme dans ses bras et qu’on sent qu’il l’aime mais lui dit « je te déteste, je te veux », on comprend tout l’amour qu’il a pour elle. Si un homme prend une femme dans ses bras et lui dit « je t’aime » et regarde derrière son épaule une autre femme, toute la situation est installée aussi. Je pense qu’un film réussi c’est un film de paradoxes. On montre et on dit des choses différentes et ça rend des personnages complexes. Et on arrive à s’en faire une idée, à savoir à qui on a affaire et à très vite les appréhender.

 

La première chose qu’on se demande (notamment à cause de la distribution) c’est de savoir si Holy Lands est un film français ou un film américain ?

Pour moi un film n’a pas de nationalité, il appartient à ceux qui l’aiment.

 

 

Comment avez-vous approché l’immense James Caan ? Pourquoi lui et a-t-il a accepté d’emblée ?

Pourquoi lui ? Parce que, quand on est cinéphile, James Caan trimballe avec lui toute une partie de l’histoire du cinéma. Donc je n’osais même pas prononcer son nom au début devant les producteurs ou mon agent parce que je me disais qu’on allait se moquer de moi. Et en fait, on a eu un premier acteur en tête, ce n’était pas possible pour des raisons d’emploi du temps. On m’a dit « ça serait quoi ton rêve ? », j’ai répondu « j’ai un rêve mais c’est inaccessible donc je n’en parle pas depuis le début ». Et quand j’ai dit « James Caan », il se trouve que mon manager avait un contact et m’a dit qu’il ne faisait rien parce qu’il n’aime pas beaucoup les scripts qu’on lui proposait. Il a besoin de films qui lui racontent une histoire. On lui a fait passer le script, il l’a lu, et le soir même il voulait me rencontrer, j’étais tétanisée d’abord. Il a voulu voir Madame, il m’a rencontrée, et en trois jours c’était fait. Avec, du coup, la joie et la pression de diriger un acteur pareil. 

 

 

Quel acteur est-il ?

J’ai eu des acteurs très différents et c’est comme ça qu’on se rend vraiment compte de quel acteur il est. Il y a Tom Hollander, qui est dans beaucoup de prises avec lui, et Tom est un acteur très shakespearien, très posé, qui connait son texte au cordeau. Quand James arrive en face de Tom, il fait presque exprès de ne pas connaître complètement son texte jusqu’au dernier moment pour être sûr de ne pas poser les choses, d’être dans l’instinct. James Caan est très acteur studio, il a besoin que je lui raconte des choses sur le personnage. Qu’est-ce qui s’est passé avant ? Quelle a été son enfance ? Pourquoi il est là ? Il se fait des films dans sa tête, il a besoin de savoir ce qui s’est passé juste avant la scène qu’on tourne, même si elle n’existe pas, je dois la lui inventer, qu’est ce qui se passe juste après, où va-t-il quand il sort d’une pièce ? Ce sont des choses importantes pour lui et il met tout en perspectives. Du coup, c’est un acteur complexe à diriger, ce n’est pas quelqu’un qui va reproduire, c’est quelqu’un qui va réinventer à chaque fois. On ne peut pas ancrer les choses dans une situation pour ses partenaires. Mais c’est comme ça que la magie opère, d’un coup il fait une chose complètement inattendue et au finalement, au montage, on se rend compte qu’il n’y a pas de star par hasard. J’avais eu la même chose avec Harvey Keitel, au moment du tournage, quand je regarde les rushes, je me dis dit « ah oui, je comprends ».

 

Vous allez avoir du mal à vous passer de grands acteurs américains ?

S’ils veulent bien continuer à travailler avec moi, je suis ravie !

 

Le film aborde beaucoup de thèmes et, parfois, pas évidents à traiter : la filiation, le judaïsme, la judéité, la croyance, l’athéisme, l’homosexualité, l’intolérance, l’amour, la maladie, la transmission, etc. Comment fait-on pour aborder autant de thèmes, qui pourraient chacun donner lieu à un seul film ?

Ça a toujours fait parti de mes qualités et de mes défauts, c’est l’envie de raconter beaucoup de choses et de faire confiance à l’intelligence des gens, de me dire que je ne suis pas obligée d’enfoncer un seul clou, qu’il il y a plein de chose intéressantes qu’on peut traiter. Le roman est encore plus riche que ça donc j’ai dû choisir. Je pense que tout ça est réuni autour d’une même idée qui est, et cela fonctionne avec tout ce qui se passe aujourd’hui avec les gilets jaunes, on ne peut comprendre le monde que si l’on est empathique, que si l’on arrive à le regarder avec une autre paire d’yeux que la nôtre. Tant qu’on n’est pas capable de ça, et c’est le fondement des trois grandes religions monothéistes, aimer son prochain comme soi-même, comment peut-on essayer de comprendre l’autre en se mettant à sa place ? Ça marche pour cette grande histoire de famille qu’est Israël et la Palestine, comment on fait pour avancer si l’on est pas capable de se mettre à la place de l’autre ? Découle de tout cela la filiation, parce qu’évidemment un père attend de nous quelque chose et on construit sa vie pour ou contre cette attente. La maladie c’est quand on va partir, quand on va quitter le monde, qu’est-ce qu’on va laisser derrière soi, qu’est ce que les autres attendent de nous, comment les consoler, comment leur laisser notre regard sur la vie ? Je pense que tous les thèmes abordés rentrent dans celui-ci. La religion par dessus tout, avec ce qu’elle a d’absurde et de merveilleux.

 

 

Comme dans la vie, Holy Lands alterne drame et comédie. Votre regard, notamment sur les rabbins, est souvent irrévérencieux et drôle. Saviez-vous dès le départ que vous aviez envie que votre film n’ait pas qu’une tonalité ? Qu’il devait y avoir de l’humour ?

Quand le livre est sorti j’ai un copain qui m’a envoyé une photo qu’il vient de me renvoyer, c’est une photo où il est dans un hôtel avec deux personnes qui lisaient « Les terres saintes » au bord de la piscine. Il y avait une des personnes qui était au tout début du livre et qui était en train de se marrer et au bout il y a quelqu’un qui ferme le livre et qui est en train de pleurer. Cette image est super forte et c’est vraiment ce qui caractérise mon travail. C’est très dur de me mettre dans une case, je n’ai jamais fait soit une comédie, soit un drame, ça a toujours ressemblé à la vie. Comme les comédies italiennes, ça passe d’une émotion à l’autre et je pense que le rire dans ce sens-là, quand il est traité de cette façon, c’est des larmes pudiques. Ça reste une forme de défense parce que c’est la façon d’exprimer les choses qui est la plus élégante. L’humour, c’est le trait d’esprit qui m’intéresse le plus. 

 

Il y a une scène qui est drôle, dans laquelle vous n’êtes pas tendre  et à juste raison. C’est la scène avec le critique de théâtre. On connaît tous des critiques qui s’endorment devant des spectacles ou des films et écrivent tout de même leurs papiers. C’est une réalité. Avez-vous souffert des critiques ?


Alors tous les artistes en ont un peu souffert, chacun à son échelle. Moi j’ai eu la chance d’avoir quand même de très bonnes critiques dans ma vie et, en fait, j’en ai eues qui étaient intéressantes aussi, qui m’ont fait grandir, quand on est capable de les prendre pour ce qu’elles sont. C’est rare mais ça m’est arrivé, je me rappelle d’une critique dans Marianne où j’avais rencontré la journaliste et je lui avais dit à quel point ça m’avait éclairée sur des choses, donc ça peut avoir des effets bénéfiques. Ce que je n’aime pas c’est l’injustice. Ça m’est arrivé sur mon premier film, j’avais eu une critique qui était entrée dans la salle de projection et elle était partie sur le générique du début. Il n’y avait eu aucune autre projection, il n’y avait eu aucun autre moyen de voir le film, et pourtant elle a fait une critique, en partant du dossier de presse. Et d’ailleurs il y avait des choses qui était dans le dossier de presse que j’avais ensuite coupées dans le film et dont elle s’était pourtant servies. Une preuve absolue ! On savait très bien qu’elle n’avait pas vu le film et c’était juste à charge sur un a priori. Je trouve ça terrible en fait parce qu’un artiste joue sa vie à chaque fois, on se met tout nu, et on peut comprendre que les gens n’aiment pas, je sais que je m’expose à ce que les gens n’aiment pas. L’injustice est terrible et aussi parfois, je pense à des émissions comme celle de Laurent Ruquier, on arrive devant un tribunal, et on a l’impression d’être un criminel de guerre alors qu’on a juste essayé de donner du plaisir aux gens. Après, on peut se planter, on sait bien qu’on ne révolutionne pas le monde, on n’invente pas de vaccin, mais ça peut être très violent, oui. J’ai cette chance d’oublier assez rapidement. D’ailleurs parfois, je serre la main à des gens qui m’ont fait des critiques atroces et après, il y a des gens qui me disent « mais pourquoi tu lui parles ? » et je dis « Je ne me rappelle même pas ». Mon frère est critique de rock, il travaille chez Rock et Folk, il est pigiste pour eux et donc je sais que ça lui arrive, il est hyper sincère, des fois il y a des groupes qu’il adore et il est super déçu, il en parle, mais il fait son travail. Je comprends qu’on aime où qu’on n’aime pas les choses, mais pas arbitrairement.

 

La musique de Grégoire Hetzel est très belle. Pour vous, quel rôle joue-t-elle ?

 

Pour moi c’est un personnage, surtout dans un film comme celui-là où il faut lier des lieux et des gens qui ne sont pas dans les mêmes pièces, dans la même ville, et il fallait vraiment qu’elle puisse faire un lien entre les images, et Grégoire a un talent fou. J’avais découvert vraiment sa musique dans les Desplechin mais surtout dans Incendie, ça m’avait marqué et j’étais hyper touchée qu’il accepte de travailler avec moi. Je l’ai un peu usé, je suis très compliquée sur les musiques de films, je fais beaucoup travailler, souvent j’essaye beaucoup de compositeurs jusqu’à ce que ça marche. Je pense que Grégoire apporte une force énorme au film, je lui dois beaucoup. Je pense qu’on ne mesure pas à quel point la musique de film, c’est important. Souvent dans les budgets, ça passe au dernier plan. Dès que j’écris, dès le départ, je demande à ce que l’on fasse attention. Mais même quand on le demande, les producteurs ont du mal à approvisionner suffisamment de moyens pour que la musique soit assez forte. Et c’est vrai qu’aux Etats-Unis, ils savent à quel point c’est important.

 

Interview de Grégory Marouzé. Retranscription de Pierre Tanguy-Cottin.

Retrouvez la critique de Holy Lands par Mélanie Tillement ici

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Gregory Marouze
Cinéphile acharné ouvert à tous les cinémas, genres, nationalités et époques. Journaliste et critique de cinéma (émission TV Ci Né Ma - L'Agence Ciné, Revus et Corrigés, Lille La Nuit.Com, ...), programmation et animation de ciné-clubs à Lille et Arras (Mes Films de Chevet, La Class' Ciné) avec l'association Plan Séquence, Animateur de débats et masterclass (Arras Film Festival, Poitiers Film Festival, divers cinémas), formateur. Membre du Syndicat Français de la Critique de Cinéma, juré du Prix du Premier Long-Métrage français et étranger des Prix de la Critique 2019, réalisateur du documentaire "Alain Corneau, du noir au bleu" (production Les Films du Cyclope, Studio Canal, Ciné +)

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