Politique culturelle
Carole Thibaut “Le mouvement #metoo est venu s’accrocher au reste et a fait qu’on ne peut plus ricaner”

Carole Thibaut “Le mouvement #metoo est venu s’accrocher au reste et a fait qu’on ne peut plus ricaner”

21 November 2018 | PAR Amelie Blaustein Niddam

La rédaction de toute la culture s’interroge ce mois-ci sur les changements qu’ont entraîné l’ère #MeToo dans la culture et dans la perception culturelle. (Voir notre dossier) Nous avons rencontré l’autrice et metteuse en scène Carole Thibaut qui en juillet dernier a crié très fort sa colère contre l’absence des femmes metteuses en scène au Festival d’Avignon. Rencontre. 


Cet été je vous ai vue à Avignon hurler très fort, mais ce qui m’intéresse surtout, c’est que vous avez commencé à  parler de l’absence des femmes dans le spectacle vivant bien avant #metoo. Je voulais savoir pourquoi ?

J’ai participé à la création du mouvement HF Ile de France, en 2009, à la suite du deuxième rapport Reine Prat. Ma prise de conscience du problème qu’il y a dans le spectacle vivant date du premier rapport Reine Prat en 2006.
On s’est rendu compte que ce qu’on avait intégré comme étant des problèmes de parcours individuels ou singuliers étaient en réalité des problèmes politiques, problème de positionnement des hommes par rapport aux femmes. C’est un milieu extrêmement structuré sur un modèle de domination, notamment de la domination symbolique liée à la création, ce qui fait que — alors que c’est un milieu qui se pense extrêmement avant-gardiste et intelligent — en fait c’est un milieu qui reproduit des stéréotypes de domination, notamment sur la question de la pensée dominante et du sujet pensant qui est l’homme blanc. Le rapport Reine Prat a été un pavé dans la mare parce qu’elle a mis à jour quelque chose qui n’était pas du tout conscientisé ni par les femmes ni par les hommes de ce milieu parce que tout le monde pensait qu’on était dans un milieu tellement vertueux que le problème ne se posait pas.
Ma prise de conscience date des chiffres de ce rapport. C’est ce que j’ai dit au festival d’Avignon : nous ne croirons plus rien hors les chiffres. A un moment donné, il faut avoir les chiffres et les statistiques, c’est à dire pas seulement les postes de direction mais aussi les montants qui sont alloués aux femmes, au niveau des moyens de production sur leurs créations. Notamment au niveau de l’argent public, parce que là c’est assez catastrophique.

Vous êtes directrice du Centre Dramatique National de Montluçon. Est-ce que vous rencontrez des difficultés en tant que femme à la tête de ce CDN ?

Non. Mais nous sommes dans une société à domination masculine. Beauvoir, Bourdieu, Héritier l’ont dit, ce n’est pas un scoop. C’est une structure sociétale à domination masculine. C’est totalement intégré dans notre comportement, donc pourquoi le milieu du théâtre échapperez-t’il à ça ? J’ai les mêmes problèmes que n’importe quelle femme à un poste à responsabilité. Mais en même temps tout va bien là où je suis, je suis dans un lieu engagé, j’ai des élus qui sont à l’écoute de ce que je fabrique… J’ai eu des problèmes plus jeune, c’est différent quand on vieillit. J’ai eu des problèmes en tant que jeune metteuse en scènes avec des techniciens pas très gentils, ou avec de directeurs de théâtre hyper paternalistes. Maintenant que fais partie d’un petit cercle de pouvoir, pouvoir tout à fait relatif, c’est plus facile. Quand on est artiste femme seule en compagnie c’est plus difficile, parce qu’on doit faire face à des attitudes, pas forcément du harcèlement sexuel, mais plutôt ce côté plus profond, une forme de regard paternaliste.
Comme dans n’importe quel milieu, on reconnait son pareil, et souvent son pareil c’est un homme blanc. Tout ça on l’a intégré en tant que femme. C’est là que viennent aider les chiffres pour se rendre compte que ce n’est pas seulement un problème personnel.

Est-ce que le mouvement #metoo a changé les choses ? Dans votre combat, êtes-vous plus entendue ?

Oui je crois. Quelque chose a fini de se tendre. Plein de mouvements se relient les uns aux autres. Ça fait des années qu’il y a des mouvements, par exemple chez les femmes qui sortent de grandes écoles, il y a une association qui s’est créé pour se soutenir, parce que sinon c’est un cauchemar. Il y a des mouvements comme ça un peu partout. Le problème c’est qu’on a un mal fou à faire lien. Si on arrivait à se mettre ensemble on serait une force parce qu’on constate toutes les mêmes choses, les mêmes chiffres, et ce n’est pas à cause des méchants garçons, c’est à cause de la structure dans laquelle on évolue.
Le mouvement #metoo est venu s’accrocher au reste et a fait qu’on ne peut plus ricaner. Maintenant quand on dit qu’un mec vous a fait une réflexion à la con, on ne ricane plus avec ça. Parce que mine de rien ce genre de choses ça vous sabote complètement un rendez-vous, et vous le sentez mal. Vous vous sentez vue comme une sorte de minette ou d’objet sexuel au moment où vous venez défendre un projet de création ou un budget. Ça vous déplace et c’est ça la plus grosse violence. Maintenant les mecs n’osent plus ricaner, ils se disent faut que je fasse gaffe, et ça, ça fait beaucoup de bien.
Après on a eu une levée de bouclier contre, les gens ont dit c’est la règle de la censure, les féministes foutent en l’air toute possibilité de liberté. Ce n’est peut-être pas le mouvement de la tribune pour le ‘droit à être importunée’. Mais il y a ça à l’heure actuelle aussi, on aurait plus le droit de rien faire, de plaisanter… Tout ça c’est arrivé après. Et puis il y a eu la liberté de création.On dit de  Polanski que c’est un génie, donc ça pardonne tout.
Cette question du génie, c’est vraiment un endroit où l’on s’est fait avoir depuis des années…
Le génie spontané (évidemment c’est toujours un homme blanc, etc), la question du génie c’est un cauchemar pour les femmes. Déjà, c’est jamais elles. Et puis d’un seul coup ça le sacralise. La question des autrices effacées à travers les siècles, toute la question du patrimoine littéraire, scientifique de toutes ces femmes qui ont fait des inventions, qui ont créé des œuvres, qui apparaissent maintenant dans les manuels en tant que muses, alors qu’à côté, il y a « le génie » : Molière, par exemple, tu peux rien critiquer, tu ne peux pas dire telle pièce, elle est vraiment faible, etc.
Il est là le problème : comment se construit la domination? … Ce qui m’intéresse, c’est comment elle se construit, sur quels endroits de projection symbolique elle se construit, parce que c’est ça qu’il faut déboulonner.

Visuel : ©CecileDureux

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Amelie Blaustein Niddam
C'est après avoir étudié le management interculturel à Sciences-Po Aix-en-Provence, et obtenu le titre de Docteur en Histoire, qu'Amélie s'est engagée au service du spectacle vivant contemporain d'abord comme chargée de diffusion puis aujourd'hui comme journaliste ( carte de presse 116715) et rédactrice en chef adjointe auprès de Toute La Culture. Son terrain de jeu est centré sur le théâtre, la danse et la performance. [email protected]

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