
« Soyez libres, c’est un ordre » : expérimentation intrigante de la Compagnie Sillons
Soyez libres, c’est un ordre, c’est l’exploration par six comédiens des effets délétères de certaines injonctions sociales dans les sociétés occidentales. Quel espoir quand l’injonction au bonheur fait obstacle à la joie ? Qu’advient-il quand l’injonction à l’hyper-sociabilité trouble l’honnêteté des rapports humains ? Quelle liberté au sein des carcans normatifs qui pèsent sur nos épaules ? De cette pièce foisonnante, parfois maladroite mais toujours sincère, aucune réponse claire n’émerge, sinon l’évidence de l’interdépendance de chacun(e) avec l’autre, dans un ballet des corps et des paroles qui suggère la possibilité d’une échappatoire dans le collectif.
La Compagnie Sillons est un collectif de six comédiens, qui écrivent collectivement, au plateau, sans metteur en scène ni auteur extérieurs. De cette créativité horizontale, de cette intelligence collective, de ce désir partagé à six, émerge Soyez libres, c’est un ordre, qui n’est pas tant un hymne à la liberté et au bonheur, qu’un cri de détresse dans la nuit : constat glaçant et angoissé d’un monde qui offre les mauvais repères, et qui sature l’espace mental d’injonctions à rechercher de vaines satisfactions, empêchant toute sérénité, parasitant la quête d’une relation équilibrée à soi et aux autres.
Sur ce sujet, l’écriture collective fonctionne à merveille, car elle offre un foisonnement d’idées, une multiplicité des angles d’approche, une richesse des techniques mises en œuvre, qui sied admirablement à son sujet : comme les normes se multiplient, envahissantes, déroutantes, les formes que prend leur dénonciation sont elles aussi multiples et ambitieuses. Au théâtre pur se mêlent le danse et l’improvisation clown, avec le renfort d’une mystérieuse marionnette. La narration n’est pas linéaire, et le propos, dessiné par touches impressionnistes, prend lentement corps dans l’esprit du spectateur là où l’erreur eût été de l’asséner sentencieusement.
Efficace dans son propos, ambitieux dans sa forme, le spectacle n’est pas dépourvu de ses moments d’excès, de folie, d’imagination (une parodie de jeu télévisé plutôt bien trouvée), de grâce (avec de très belles séquences de danse), voire même de poésie. Jusqu’à la fin et au-delà, le mystère de l’autruche restera entier…
L’interprétation révèle une belle énergie, et surtout une immense complicité des comédiens. On sent la confiance et l’affection circuler sur scène, que les corps se heurtent ou que les corps se frôlent ; c’est peut-être là, d’ailleurs, une réponse implicite aux questions posées par la pièce : dans le collectif, dans le dévoilement des intimes, dans le respect de l’autre, gît une réserve d’humanité qui peut faire éclater beaucoup des normes qui stérilisent les rapports humains. Du partage du processus créatif, naît la connaissance de l’autre, son acceptation, et, partant, la possibilité d’un rapport véritable.
Ce n’est pas à dire que rien ne reste à travailler, dans cette œuvre encore en développement, qui avant déjà été présentée au public en version de travail au début de l’année 2015. De l’écriture collective, le spectacle a les inconvénients aussi bien que les avantages : foisonnant au point d’être parfois brouillon, et de courir le risque de perdre le spectateur. La scène centrale de la pièce, un dîner s’achevant dans la destruction hystérique de la nourriture, fascine mais surtout déroute. On regrettera, à propos de cette scène, que chaque comédien n’ait pas un rapport plus singulier avec ses biscottes… En tous cas, même partant d’une démarche naturaliste, il semble qu’il reste un potentiel poétique inexploité dans cette pièce, le pouvoir d’ouvrir un monde onirique et décalé derrière la guerre des semblants qui fait rage au premier plan.
En résumé, un très joli coup d’essai, parfaitement recommandable. Une compagnie à suivre, en tout état de cause, pour ses belles idées et sa belle énergie.
Auteur : Compagnie Sillons
Artistes : Sophie Clavaizolle, Aurore Ferrasse, Anna Sciarrino, Victor Tocatlian, Annabelle Vaillant, Mathilde Vienne
Metteur en scène : Compagnie Sillons
Crédit photo : Cie Sillons