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Philippe Gladieux : « il faut aller jusqu’à séduire le filament de la lampe »

Philippe Gladieux : « il faut aller jusqu’à séduire le filament de la lampe »

26 October 2017 | PAR Amelie Blaustein Niddam

A la rédaction de Toute La Culture, chaque journaliste a ses obsessions. Lorsque l’idée de constituer un dossier autour des métiers de la culture a pointé le bout de son nez, nous n’avons eu aucun temps de réflexion. Il était urgent de comprendre, enfin et comment, Philippe Gladieux faisait danser la lumière dans les spectacles de Fabrice Lambert ou Yves-Noël Genod.

Ma première question est celle qui m’a poussée à vous proposer cet entretien dans le cadre du Dossier Métiers de Toute La Culture : Alors…quel est votre métier ?

Je m’occupe de la lumière. J’ai découvert ce métier avec le temps : c’est venu comme une évidence, je le savais sans vraiment le savoir. Au début, j’ai fais un petit peu de photo, mais ce n’était pas vraiment mon truc. Après, à 17 ans, j’ai essayé de faire un film, je voulais me lancer dans le cinéma mais je ne savais pas diriger les acteurs alors je n’ai pas réalisé ce film. Après, je me suis retrouvé à l’atelier de Gabily mais je me suis rendu compte que ce n’était pas mon truc non plus. Ensuite j’ai monté une pièce, sur un texte de Godard, j’ai même eu la chance de le rencontrer ! Mais rien de tout ça ne m’allait. Et puis un jour, la danse est arrivée. Je me suis dis : « voila, je voudrais être danseur ». Les chorégraphes et les musiciens ont essayé de faire quelque chose avec moi, mais je suis arythmique, rien ne marchait.

Vous étiez sur scène ?

Oui, jusqu’à mes 20, 22 ans, dans des ateliers. Mais je sentais bien qu’il y avait quelque chose qui clochait, je n’étais pas assez naturel, trop cérébral, pas assez dans l’instant présent. Et ça ne me plaisait pas vraiment. Pour vivre, je contrôlais les billets dans un théâtre, ce qui me permettait aussi de rencontrer les gens. Finalement, c’est les autres qui m’ont aidé à découvrir ma vocation, comme Fabrice Lambert, qui m’a proposé de travailler avec lui.

S’occuper des lumières, c’est à la fois technique et intellectuel. Avez-vous été formé à cela ?

Je me suis formé tout seul, avec l’aide d’autres personnes, dans les lieux où je travaillais. Je suis entré dans les équipes comme électricien, puis comme régisseur, par petits bouts, en intermittence. A force de chercher des trucs tout seul, de m’amuser avec des lampes et d’essayer de comprendre les incidences de la température, de la couleur et de la lumière sur un corps. J’essayait de savoir ce que tout ça me racontait. Cela touchait mon inconscient, le faisait vibrer. Cela m’a aussi permis de communiquer avec des gens qui tenaient le même type de discours que moi : si je disais qu’un état de corps correspondait à tel mouvement de lumière, ou à une telle fréquence, alors on se comprenait.

Vous travaillez souvent avec Yves-Noël Genod

On travaille main dans la main. Sinon, je ne peux pas travailler. [Rires]. J’assiste aux répétitions, on discute un peu : après, à partir du moment où il y a résonnance entre deux personnes, tout va très vite. La première idée est souvent la meilleure et la plus juste. C’est à partir d’elle qu’il faut construire avec les interprètes et l’espace.

Ce qui est intéressant avec Yves Noël c’est qu’il vous laisse beaucoup de place : il y a des moments où la lumière est seule en scène.

Yves Noël adore la lumière. Avec lui, nous avons trouvé un espace de jeu. On se parle assez peu en fait ! Les choses se transmettent, on parle de choses très techniques, comme se battre pour réussir à avoir le fameux «noir». Se battre pour continuer à être dans le subconscient du public, des interprètes, des murs du théâtre, des arbres autour de nous, de la vie de chacun, et que tout ça se cristallise au même endroit et dans le même temps présent. Et comme tout cela s’anticipe, il faut un petit peu de temps. Mais en tout cas, avec Noël, on va très vite.

Il ne vous fait pas seulement travailler sur des murs blancs, mais aussi sur de la mousse, de la fumée…

Tout ça, ce sont des espaces. Avec Yves-Noël, notre point de départ est toujours l’espace.

S’occuper de la lumière, est-ce que cela vous a redonné envie de faire de la mise en scène et d’écrire des textes ?

Cela viendra. Pour l’instant je réfléchis à des espaces. J’ai pensé, notamment, à prendre d’assaut une ancienne station de métro et d’en tirer un espace laïque et gratuit, où on serait au calme. Ce serait proche d’un état de contemplation et de méditation, de retour à soi et donc de retour aux autres, pour partager le temps que l’on a. C’est vrai, si on a cinq minutes pour méditer dans la journée, il faut les prendre. Je pense qu’avec la lumière c’est la même chose. Regarder la lumière, c’est très chronophage. Parce qu’en effet on peut la regarder pendant longtemps, elle nous traverse. Depuis six ou sept ans, j’ai une vraie passion pour les fréquences de couleur, pour réaliser les correspondances entre la fréquence elle-même, celle de la lumière choisie, et la fréquence du corps d’un acteur. Si on entre en résonnance, alors c’est mon cœur, et pas ma tête, qui me dit « c’est bon, ça marche ». Du coup, je délaisse tout le côté intellectuel. Il s’agit juste de mettre en relation un groupe de corps avec une couleur, disons un violet, qui va correspondre à tel ou tel moment dans la pièce. On choisit ce violet là, et puis on le joue. En fonction du jeu des acteurs, les choses se modifient en intensité et en rythme.

Sur les lieux, les espaces, est-ce que vous avez l’impression que la lumière réagit comme le son ?

C’est la même chose. Le son comme la lumière sont des fréquences. Nécessairement on est traversé par les sons comme on est traversé par la lumière comme on est traversé par l’émanation du corps, qui a lui aussi une fréquence. Plus la pièce est réussie, plus on pourrait voir les auras et le magnétisme du public qui se mélangent par vagues avec les auras et le magnétisme des danseurs. Avec, en plus, une chose qui cadre, qui nous rassure, c’est à dire le sujet de la pièce dans laquelle on est.

Par exemple à la Ménagerie de Verre, le sol forme des vagues justement, votre lumière le sculpte encore plus. Est-ce volontaire ?

Bien sûr ! Avec Yves-Noël Genod on va dans des espaces sans interprètes, sans personne, on s’assied, on reste deux heures, et on attend. Il y a nécessairement des choses magiques à l’intérieur de chaque espace. On en choisit une qui correspond à la pièce. Aux Bouffes du Nord ( ndlr pour La recherche) par exemple, on a choisi d’aller éclairer un projecteur tout en haut, ou de faire descendre une bougie. A Lyon, on a trouvé une lumière qui correspondait tellement à l’espace qu’on pouvait y jouer toutes les pièces d’Yves Noël pendant quatre mois. On avait posé quelque chose pour éclairer les murs – moi j’adore éclairer les murs, parce que quand on les éclaire on voit toujours les acteurs. Là, Yves-Noël avait démonté deux rangées de fauteuils donc j’en ai profité pour remplacer les spectateurs absents par de la lumière. Il fallait que la fumée, qui se déplaçait très lentement, s’accrochant aux cintres, soit aspirée vers le public au bout d’une demi-heure, qu’elle passe à travers la lumière façon « aurores boréales ». Pour ce spectacle on avait cinquante minutes sans acteurs. Ils arrivaient après, comme des spectres, les fantômes du théâtre qui réapparaissaient.

Vous ne travaillez qu’avec Yves-Noël Genod ?

Non, j’ai travaillé, et je continue à travailler, avec Fabrice Lambert. J’ai aussi fait une très belle rencontre avec Laurent Chétouane pour ma prochaine pièce, on travaille sur la continuité et le don, cette chose incroyable qu’est laisser la vie être donnée, et se partager. L’an dernier j’ai fait d’autres très belles rencontres. Avec Gwenaël Morin par exemple, nous avons travaillé sur Andromaque en essayant de sortir du plafond dans lequel il jouait. On a trouvé des choses étonnantes. Justement, je parle beaucoup de la danse parfois : c’est la transmission qui me passionne, la transmission d’un corps à un autre corps. Et puis, récemment, la transmission de la lumière. J’ai donné un cours là dessus à la Manufacture, que j’avais intitulé «La lumière en soi ».  Comme ça on a à la fois les mystiques, et les curieux. Nous avons eu des expériences sublimes. Ce cours était un mélange entre un séminaire et une découverte de ce que l’on peut réaliser. J’ai créé des duos, en les tirant au sort. J’avais deux metteurs en scène, deux jeux d’orgues, qui pouvaient chacun interagir sur un même plan lumière. A partir de là, un langage se crée, ils pouvaient faire une lumière sublime parce qu’elle était organique, parce qu’elle était en mouvement. C’est avec Fabrice Lambert que j’ai commencé à chercher ça. Cela semble dingue de construire une lumière en mouvement avec du mouvement. On retrouve cette organicité là dans Jamais assez. Comme je l’ai dit, j’aurais voulu danser, alors je fais danser la lumière. Ca me fait rigoler de le dire, parce que c’est vrai, la mise en scène est devenue un état subconscient de l’instant présent, de comment on est juste là, aspiré par le noir. A partir de là, tout peut se construire, comme on se lève le matin, c’est aussi simple que ça. Mais ça reste complexe, avant les répétitions d’une pièce il me faut une petite demi-heure de méditation pour laisser le présent couler en moi et surtout ne pas être cérébral. Je le fais avec les danseurs, assis dans un fauteuil, allongé sur le tapis de danse, ou bien, quand c’est un peu speed et que je suis un peu en retard, dans le métro, pour reconnecter la réalité du présent avec la lumière. Enfin bon, cette chose du mouvement est passionnante parce que, justement, ça fonctionne. J’en ai été le premier surpris.

Vous parlez beaucoup avec les danseurs et les comédiens ?

J’adore discuter avec les danseurs et les interprètes leur perception de la lumière. Moi-même je vais assez souvent sur le plateau pour savoir un petit peu ce dont je parle. Quand propose quelque chose d’hyper brillant qui traverse quasiment le sternum solaire de l’interprète, il faut je le vive un peu, d’abord par plaisir, parce que c’est génial, et puis ensuite pour comprendre un petit peu qu’il ne voit absolument rien ici ou qu’il est très dérangé, pour pouvoir lui donner quelques pistes en disant : «  Je ne vais pas mettre une marque au sol parce que ça va abimer l’espace, en revanche, tu t’arrêtes quand tu la sens arriver sur tes sourcils. Et puis si tu la dépasses c’est pas grave, tu es juste un petit peu plus dans le son. Si tu sens que tu peux la dépasser, dépasse-là». Accompagner l’interprète ça fait partie de la lumière, qui le fait descendre, l’ancre dans le sol. Ce qui est très important. C’est pourquoi je m’entends mieux avec des personnes qui travaillent physiquement, sur la présence. Chez Laurent Chétouane ou Yves Noël Genod, il y a une présence physique qui irradie. Et cette irradiation-là, j’essaye d’y trouver des correspondances, une transmission. Il y a vraiment quelque chose qui se transmet. Il y a reconnaissance de l’inconscient collectif. Parce que tous les corps ont une résonnance : un organe, ça a la même résonnance chez tout le monde. Donc on reconnait, et donc on se sent bien. Pas bien intellectuellement, mais bien physiquement, parce que l’on reconnait quelque chose qui nous dévie, qui nous conforte dans un état, quel qu’il soit, et qui permet que la vie se poursuive. La lumière, elle est là, elle est dans le non-résolu, pourraient dire les thérapeutes. Elle est dans quelque chose que l’on ne veut pas particulièrement comprendre, mais avec laquelle on veut effleurer ces choses la. Et de temps en temps on est pile dedans. Mais c’est le temps passé, le choix agréable où tout le monde va se dire, à un moment donné, « bah voila, on est là ». Yves Noël lit une citation, Fabrice va danser un peu avec les danseurs avant. Il y a ce cœur qui existe, et qui se transmet.

Justement, comment transmettez-vous la lumière ?

La complexité consiste à trouver des gens qui puissent tourner la lumière (on est assez peu nombreux). Il faut travailler avec eux suffisamment longtemps pour que ça devienne, non pas la lumière que je fais, mais la lumière qu’ils font eux. La façon d’obtenir dépend des projets. Souvent j’éteins les écrans, il n’y pas de mémoire, rien – la mémoire c’est figé, donc comme la vie est dans un mouvement, est mouvante, il ne faut pas figer les choses. C’est pour ça que je me suis mis à faire de la lumière, comme ça, avec le mouvement, en me disant « c’est bien joli les jeux d’orgues qui enregistrent les mémoires pour faire des états ». Moi, même dans la peinture, je vois du mouvement, alors pourquoi la lumière devrait-elle être arrêtée ? Quand je veux arrêter la lumière, je stoppe le mouvement. Je ne fais plus rien. Mais on peut construire une lumière qui bouge tout le temps, c’est ce que je fais souvent. Une lumière qui n’est pas un habillage, mais une chose qui se transmet comme se transmettent les autres choses, comme l’eau. La lumière, c’est la rivière. Et le théâtre un caillou. Le théâtre va avec la lumière. Des fois, quand une grille ne me plait pas je l’éclaire, et elle prend un sens onirique. Comme tout le monde je m’appuie sur tout ce que j’ai pu voir en ne faisant rien.

Pour finir, pouvez-vous nous offrir un mot de jargon, un mot qu’on ne connait pas nous ?

Il n’y a que moi qui le dit : « il faut aller jusqu’à séduire le filament de la lampe », pour pouvoir jouer. Je dis ça souvent. D’ailleurs on s’était battu pour Solaire avec Fabrice, pour qu’il n’y ait pas écrit « régisseur lumière » mais « interprète lumière ». J’essaye de le garder un peu de temps en temps, mais il y a des théâtres qui ne veulent pas sortir des cases. Mais pour moi, les gens qui travaillent avec moi ce sont des interprètes qui jouent avec la lumière.

Laura Felder- Experte en Supervision musicale
Julia Le Du, 29 ans, technicienne d’art restauratrice de tapis : portrait de métier
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Amelie Blaustein Niddam
C'est après avoir étudié le management interculturel à Sciences-Po Aix-en-Provence, et obtenu le titre de Docteur en Histoire, qu'Amélie s'est engagée au service du spectacle vivant contemporain d'abord comme chargée de diffusion puis aujourd'hui comme journaliste ( carte de presse 116715) et rédactrice en chef adjointe auprès de Toute La Culture. Son terrain de jeu est centré sur le théâtre, la danse et la performance. [email protected]

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