
Débords – Réflexions sur La Table Verte de Olga de Soto : exhumer le geste par la parole
Dans le cadre du Festival d’automne, la chorégraphe espagnole Olga de Soto présentait ce week-end le second volet de sa dernière création Débords – Réflexions sur La Table verte. Une magistrale leçon de mise en scène au service de la mémoire des corps.
En 1932, alors que le ciel s’assombrit dans toute l’Europe, Kurt Jooss signe une pièce chorégraphique dramatique et prémonitoire : La Table Verte. Comment remonter le fil du temps pour préserver la portée et la force d’une œuvre aussi emblématique ?
Sur scène, trois écrans suspendus, et des projecteurs. Le rôle des individus qui font leur entrée est rapidement identifié : ils vont être les relais des interprètes convoqués par le biais des projections, soit les danseurs de quelques-unes des nombreuses représentations historiques de La Table Verte. Ces hommes et femmes, âgés pour la plupart, reviennent sur leur expérience en tant qu’interprète dans cette pièce. À mesure que leurs souvenirs s’égrènent, que nous faisons connaissance avec les inflexions de leurs voix, que nous percevons leur émotion palpable, se mettent en place la dramaturgie et la progression d’une pièce dont nous ne verrons aucune image.
C’est là que réside la force du dispositif scénique imaginé par Olga de Soto : dans une approche opposée à celle de Faustin Linyekula, lorsqu’il remontait une version historique du Ballet nègre au cœur de sa pièce contemporaine, la chorégraphe exploite les possibilités du montage et de la mise en scène, en ignorant notre frustration rétrospective. Ainsi, les sept interprètes présents sur scène (dont elle) circulent entre images projetées et reflets, manipulent les écrans, dans un jeu de dédoublement et de superpositions qui ne cesse de se complexifier tout au long de la pièce. Si ce dispositif peut sembler redondant au début, tant la force des témoignages filmés semble se suffire à elle-même, il prend peu à peu toute sa signification, tandis que la trame du ballet commence à se dessiner dans notre esprit.
Plus encore que la puissance symbolique du ballet d’origine, dont nous découvrons les différentes figures à travers les récits des interprètes (les Diplomates, la Partisane, la Mort, le Profiteur), nous sommes bouleversés par l’émotion de ces derniers, lorsqu’ils partagent avec nous les sentiments qui les traversaient pendant qu’ils dansaient, et leur trouble face à l’émotion que leur renvoyait le public. Citons à cet égard la première représentation de la pièce en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale, en 1951, qui se déroula dans un silence absolu dans la salle comme dans les coulisses.
L’intelligence et la profondeur de vue des danseurs, la qualité de leurs souvenirs, mais aussi leur honnêteté quand le doute les surprend à propos de tel détail de la chorégraphie servent à plein le propos universel de Kurt Jooss : dénoncer la guerre, les profiteurs de guerre, et surtout renvoyer le public à sa responsabilité. La Table Verte s’achevait comme elle avait commencé, devant la table des négociations où, nous le savons désormais, aucune discussion ne vaut, puisque les Diplomates sont en réalité les fauteurs de guerre.
Rarement il nous aura été donné de pénétrer d’aussi près au cœur de l’écriture chorégraphique. Nous ressortons avec la certitude étrange d’avoir assisté à une représentation de La Table Verte. Une transmission réussie, qui s’est infiltrée au plus profond de nous. Brillant.
Crédits photographiques :
Dancer looking at masks © Fritz Henle
Débords (sur la photo Maura Paccagnella et Joan Turner Jara) © Gautier Deblonde
Débords (sur la photo Juan Allende Blin) © Gautier Deblonde
Débords (Joan Turner Jara) © Gautier Deblonde