
“Putain, comme tout est triste et solitaire et merdique…”, l’impossible rencontre selon Falk Richter
My secret garden de Falk Richter, écrit et créé en 2010, se présente sous la forme d’une longue suite de fragments de textes monologués comme autant de confessions autofictionnelles de l’auteur dramatique.
Avec le ton polémique, mordant et vitaminé qu’on lui connait, Falk Richter y parle entre autres de ses velléités d’écriture, de son rapport complexe à son pays, l’Allemagne, et se fait l’écho des turpitudes de la vie amoureuse à l’époque moderne et du sinistre constat de la solitude, d’ « excès de solitude » même, des êtres pourtant hyper connectés que nous sommes.
Le théâtre de Falk Richter n’a pas son pareil pour diagnostiquer le bouleversement que provoquent les dérégulations publiques et extérieures sur la sphère intime des gens. Il raconte des relations affectives forcément heurtées voire périclitées. C’est d’une ironique percutante, lucide et désabusée, carrément dépressif et par conséquent jubilatoire en ce jour de Saint-Valentin.
Un homme de quarante ans MOI, perdant toutes ces certitudes toutes ces relations et tous ces contacts, arrivé à un état d’épuisement et d’agitation permanente, dans un corps qui n’a plus droit qu’à de rares excès et seulement si on le bourre de piqûres, de vitamines et de programmes de bien-être
C’est ainsi que se présente le locuteur et personnage de la pièce. Il est auteur et metteur en scène d’opéra, sa vie est faite d’allers et retours et d’errance entre les deux. Enfermé la plupart du temps dans des chambres d’hôtel au bout du monde, seul, il prend conscience du manque d’amour, d’échange, d’humanité qui le pèse. Il n’a pas d’amis, seulement des gens qu’il paie comme son psy.
Putain, comme tout est triste et solitaire et merdique répéte-t-il en plein burn-out comme un leitmotiv anti publicitaire du vide de sa vie.
Il faut juste que je parle à quelqu’un quelqu’un qui soit PROCHE de moi mais qui ça pourrait bien être ?
Il ne pense à personne
Les minutes passent
Mais j’appelle qui maintenant ?
Il fait défiler la liste des contacts de son iPhone
Rien que des contacts professionnels
Soudain il tombe sur un numéro qu’il avait complètement oublié
S’il ne se cache pas du fait que sa relation amoureuse longue de plusieurs années a fini par voler en éclats, il tente de raccrocher les bouts de possibles avec son ancienne amie prénommée Alexandra. Une actrice de seconde zone, totalement folle et schizophrène qui joue le rôle quasi-muet de surveillante de camp de concentration dans un film historique allemand en ayant recourt à une méthode d’identification et qui écoute à plein régime Lohengrin de Wagner.
Cette cinglée borderline est vraiment tout ce qui me reste au monde comme tentative de relation
Revenons quelques pas en arrière et prenons un autre embranchement. Ainsi l’homme tente une pirouette lui permettant de raconter autrement son histoire qui en devient une autre. Sa petite amie s’appelle dorénavant Viviane. Elle est actrice également mais écoute Lady Gaga ou Shakira et certainement pas Wagner. Ils ont un appartement commun mais ne vivent presque jamais ensemble tout comme ils ne vivent pas ensemble ce qui lui semble être une histoire d’amour.
Cette femme est en quelque sorte le seul point de repère émotionnel que j’aie encore. Il faut imaginer
Il l’appelle.
Attends, pourquoi Stefan, je pensais que c’était moi ton mec
Tu l’es aussi, tu l’es AUSSI
Mais quoi, pourquoi ?
Ecoute, tu n’es jamais là, je veux dire, on ne se voit tout simplement jamais et… ce n’est pas grave pour autant, je veux dire, tout va bien, personne ne se voit, du moins pas en live, mais je ne peux pas tout le temps attendre ici, putain, je rentre le soir à la maison et je suis fatiguée et alors je veux vivre quelque chose, et surtout je ne veux pas être juste ici à attendre que tu m’appelles et me racontes combien tu es épuisé et fatigué et que tout se passe tellement mal en ce monde et je veux juste qu’un mec soit là et… désolée, mais euh, Stefan baise super bien et je n’ai que cette vie et il fat que j’essaie de mettre dans cette vie tout ce que je peux, une vie c’est juste trop peu, et j’en ai une avec toi et une avec Stefan et j’ai encore quelques autres vies mais ça ne change ren au fait que je t’aime toujours bien et que je pense à toi de temps en temps et que j’ai déjà hâte qu’on se revoie à l’automne ou au printemps (…)
Il raccroche
Silence.
TOUT EST SI ATROCEMENT TRISTE ET SOLITAIRE
Et je ne peux rien y faire.
Faute de mieux, il se résout et s’épuise à traîner des nuits entières sur des portails internet pour aucun résultat probant et se rend responsable d’un véritable marché commercial car il lui faut négocier et évaluer toute pratique
Le tarif de base c’est ma présence
Déclare cette pauvre épave défoncée qui se tient à ma porte et n’a absolument rien à voir avec les photos de son profil et
Embrasser plus 30
Baiser c’est 40 de plus
(…)
Par conséquent, il se domine et entreprend ce qu’il appelle une « résistance passive »,
Alors nous n’achèterions plus aucun tee-shirt, aucune voiture, aucun callboy ou callgirl (…) alors on pourrait s’asseoir ici on se regarderait ici et on se parlera et on admettrait enfin QUE NOUS N’AVONS PAS BESOIN DE TOUTE CETTE MERDE.
Visuel : © Christophe Raynaud de Lage