Théâtre
Lucie Berelowitsch hypnotise la grande salle Vitez du TNBA

Lucie Berelowitsch hypnotise la grande salle Vitez du TNBA

18 January 2023 | PAR David Rofé-Sarfati

Lucie Berelowitsch s’empare du texte inachevé de Pirandello Les géants de la montagne. Avec un immense respect pour le texte et son esprit, elle crée avec la complicité des Dakh Daughters et signe une pièce importante.

Une longue rêverie

L’ensemble du plateau de la salle Vitez est investi. Toute la dimension onirique du chef-d’œuvre de Pirandello est restituée par les musiques folkloriques,  le rock des Dakh Daughters et les vertigineux jeux de miroirs de la scénographie.

Pirandello écrit Les géants de la montagne au bord d’une Europe en guerre, marquée par la montée du fascisme. Au milieu d’une île, une villa abandonnée est occupée, retirée du monde, un groupe de squatteurs. Parmi eux, des musiciens, des rêveurs et un magicien : Cotrone.  Cette petite communauté va accueillir une troupe d’acteurs perdue et vagabonde. Cette rencontre éphémère produira un rêve où l’illusion va pourchasser la vérité qui se constituera en retour de cette même illusion. 

Une longue collaboration

Les liens d’amitié forts entre Lucie Berelowitsch et l’Ukraine ont pris, avec l’invasion russe, une forme d’urgence. C’est en 2015, quelques mois après la révolution de la place Maïdan à Kiev que Lucie Berelowitsch crée une version d’Antigone dans laquelle les Dakh Daughters jouent le chœur. La pièce constituait un tournant dans l’œuvre de la directrice du CDN de Vire ; elle figurait déjà les prémices d’une nouvelle façon de faire théâtre. Et les Dakh Daughters, cette fois, sont intégrées à l’intrigue. 

Une mise en scène inépuisable

Les mises en scène et les scènos de Lucie Berelowitsch sont particulières. On reconnaît instantanément sa patte, une patte qui fait rupture, car Lucie invente un théâtre où la modernité ne se contente pas de vidéo ou de scories techniques. Son écriture innovante colle et anticipe l’époque. Le trait de pinceau de Berelowitsch est spécifique, car il est trempé dans le monde en mouvement. Au temps d’Instagram ou de Netflix l’écriture scénique se doit d’être pleine, multiple, polysémique, rapide, intuitive et puissante ; en un mot inépuisable. Nos yeux s’écarquillent pour tenter de saisir en vain tous les mouvements, les déplacements, les tableaux, tandis que nos oreilles se dressent à l’affût des sonorités, des bruits, des cris, des sons. Nos inconscients trouvent un univers familier, celui du chaos, celui d’un désordre mis en coupe réglée par une main invisible, celle du désir. On frise souvent  la saturation cependant que la poésie reste toujours intacte, protégée dans une étrange enveloppe excentrique baroque extravagante. La force du geste de Lucie Berelowitsch et son mystérieux talent sont dans cette réussite, cette magie d’une forme comblée et multiple qui jamais ne blesse la narration. Mieux,  la metteuse en scène donne à l’excès une formidable capacité à restituer la finesse et la profondeur du texte. Lucie Berelowitsch est unique ; elle est au travail de son théâtre et c’est naturellement qu’elle ajoute à son livret le texte formidable de Pirandello sur l’illusion théâtrale.  Qu’elle projette au 21e siécle. 

Une pièce actuelle

Patriarcat déclinant, Cortone, le guide masculin et sorcier de la pièce originale, s’est effacé pour laisser entendre la force féminine collective, incarnée par les Dakh Daughters. Elles ont la légitime certitude que confèrent les forces occultes, celle des magiciennes, des sorcières, et des déesses. Mais on communique avec les arrière-mondes selon certaines modalités. Le sacré s’installe en ce lieu de rupture d’espace-temps : à la Scalogna (traduisez : l’infortune), villa élégante et décrépie, théâtre et lieu de communication avec les esprits, renouvelant le mélange de religieux et de théâtre de la Grèce antique…sans la prééminence des hommes, relégués au second plan.

Face à la puissante incarnation musicale de Dakh Daughters toutes imprégnées de résilience Ukrainienne, la pauvre comtesse (impressionnante incarnation de Marina Keltchewsky)  fait pâle figure avec sa troupe errante de romantiques exsangues. Son volontarisme rationnel, au demeurant banal dans la culture européenne, n’est que trop voyant sur fond de sororité magique. Leur mission de mémoire pour un poète inconnu fleure bon la cause perdue. Ici ce n’est pas la troupe errante qui apporte la lumière comme dans Hamlet, mais elle sera allumée par le lieu et ses habitantes. Fin de l’errance pour la troupe ?  il faudrait pour cela abandonner leur mission de faire entendre à un large public les mots d’un poète disparu. La puissance tranquille des habitantes de la Scalogna tranche avec cette quête éperdue du regard des autres.

Le spectateur averti apprend que la pièce est restée inachevée et qu’il ne faut pas tout attendre des promesses de Pirandello :  Je crois vraiment que je suis en train de composer, avec une ferveur et une anxiété que je ne réussis pas à t’exprimer, mon chef-d’œuvre, avec ces Géants de la montagne… Mon art n’a jamais été aussi plein, aussi varié et imprévu : c’est vraiment une fête pour l’esprit et pour les yeux… 

La force de la pièce ne peut être dans le suspens, forcément irrésolu…  

 

Les Géants de la montagne
Durée 1h45
Mise en scène et adaptation Lucie Berelowitsch
D’après l’œuvre de Luigi Pirandello
Un spectacle en français et ukrainien, surtitré en français

Avec

Les Dakh Daughters :
Natacha Charpe-Zozul,
Natalia Halanevych,
Ruslana Khazipova,
Solomiia Melnyk,
Anna Nikitina

et

Jonathan Genet,
Marina Keltchewsky,
Thibault Lacroix,
Baptiste Mayoraz (comédien permanent),
Roman Yasinovskyi

Musique
Les Dakh Daughters et Vlad Troitskyi
Baptiste Mayoraz

Crédit Photo : ©Simon Gosselin

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David Rofé-Sarfati
David Rofé-Sarfati est Psychanalyste, membre praticien d'Espace Analytique. Il se passionne pour le théâtre et anime un collectif de psychanalystes autour de l'art dramatique www.LautreScene.org. Il est membre de l'APCTMD, association de la Critique, collège Théâtre.

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