Théâtre
Dans la mesure de l’impossible, la magistrale leçon d’humanité de Tiago Rodrigues au Festival d’Avignon

Dans la mesure de l’impossible, la magistrale leçon d’humanité de Tiago Rodrigues au Festival d’Avignon

20 July 2023 | PAR Amelie Blaustein Niddam

À la suite de l’annulation des Émigrants de Krystian Lupa qui a tyrannisé les équipes de la Comédie de Genève, le Festival a dû trouver un remplaçant. À tout seigneur, tout honneur, le directeur, qui est aussi un génial metteur en scène, a proposé la seule et unique solution possible, présenter un spectacle déjà prêt. Il nous offre une pièce qui marque déjà l’histoire du festival d’Avignon par son urgence vitale.

“Le monde n’est pas simple”

Dans la mesure de l’impossible met en scène les vraies paroles de collaborateurs du Comité international de la Croix-Rouge et de Médecins Sans Frontières. Pendant deux heures qui passent en une seconde, Tiago Rodrigues qui maîtrise l’art du récit comme personne d’autre, propose une écoute parfaite de la parole de ceux qui portent des “histoires impossibles”, les humanitaires. Quand ces hommes et ces femmes qui travaillent dans “l’impossible”, reviennent dans le “possible”, ils se retrouvent tels des survivants de la Shoah, ils veulent parler, mais personne ne peut supporter d’entendre ce qu’ils et elles ont à dire.

“Nous ne sommes pas des héros”

Dans un pendant parfait à Welfare de Julie Deliquet, qui plus le festival avance, plus elle laisse sa trace, cette pièce donne également la parole à celles et ceux qui ne parlent pas. Alors, dans une mise en scène qui nous ramène dans ses esthétiques à la légèreté de Sopro, faite d’un seul pan de tissu, qui grâce à des câbles devient les tentes et les montagnes, évoluent quatre comédien.nes : Beatriz Brás, Isabelle Caillat, Baptiste Coustenoble et Adama Diop. Iels campent en réalité bien plus que quatre récits. Iels sont, sans jamais chercher un réalisme dans le jeu, des hommes, des femmes des deux côtés : le possible et l’impossible.

“Comment ça s’est passé, c’est impossible à raconter, il fallait y être “

La pièce commence par une phrase géniale : “ Je n’aime pas le théâtre”. La salle de l’Opéra d’Avignon, tout beau tout neuf, éclate de rire. Et ça commence. Tiago Rodrigues tire le fil de nos émotions comme un marionnettiste. On rit, on chiale (encore une fois !), on tremble, on a peur pour eux, les “vrais” humanitaires.

Si tous les quatre offrent un engagement au plateau aussi exigeant que les missions de terrains qu’iels racontent, il faut signaler que Beatriz Brás et Adama Diop sont particulièrement incroyables de sensibilité sans aucun sur-jeu. Dans cette leçon de théâtre à la beauté à couper le souffle, Tiago Rodrigues sait maintenir le silence, et c’est justement Beatriz Brás qui offre le plus intense moment de la pièce en convoquant une écoute totale en une seconde, “juste” avec sa présence et son regard. L’air de rien.

“Ça reste un travail”

Les récits sont insupportables. Des missions vous mettent face à des choix cornéliens : une poche de sang, trois enfants, lequel soigner. Un adolescent grièvement blessé, mais loin, au milieu d’une zone où ça tire fort, y aller ou non ? Le texte nous dit, rappelle, et ce n’est pas inutile, “que le monde ne peut pas être sauvé”. Et en nous les donnant à entendre, Tiago offre “du possible à l’impossible” en faisant du théâtre avec du réel. Cette pièce est une forme de théâtre documentaire, qui ne cesse de modifier nos perceptions du spectacle vivant depuis une quinzaine d’années. Mais tout comme dans la pratique qu’a du documentaire Julie Deliquet, il en fait une fiction théâtrale, avec une gestion du rythme qui oscille entre adresses directes, reconstitutions légères et disparitions de la parole au profit de la batterie crève-cœur de Gabriel Ferrandini. Dans la mesure de l’impossible nous met face à l’affreux et nous oblige à comprendre les risques pris par celles et ceux pour qui tenter d’améliorer le monde, à défaut de le sauver, est une drogue dure.

Magistral.

Visuel :© Christophe Raynaud de Lage

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Amelie Blaustein Niddam
C'est après avoir étudié le management interculturel à Sciences-Po Aix-en-Provence, et obtenu le titre de Docteur en Histoire, qu'Amélie s'est engagée au service du spectacle vivant contemporain d'abord comme chargée de diffusion puis aujourd'hui comme journaliste ( carte de presse 116715) et rédactrice en chef adjointe auprès de Toute La Culture. Son terrain de jeu est centré sur le théâtre, la danse et la performance. [email protected]

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