
Daniel Mesguich à son oeuvre avec “La Mort d’Agrippine” de Cyrano de Bergerac
Au Théâtre Dejazet, Daniel Mesguich s’empare de La Mort d’Agrippine, aux accents shakespeariens. L’homme de théâtre rend au texte, seule tragédie de Cyrano de Bergerac toute sa force jusqu’à son énigme.
Une pièce sur le mensonge
Agrippine, veuve de Germanicus, fils adoptif de l’Empereur Tibère cherche à venger la mort de l’homme qu’elle a aimé tandis que Séjanus, favori de Tibère, n’a de cesse que de lui faire savoir que par amour pour elle il se fera régicide. Levilla, sœur de Germanicus, belle-sœur d’Agrippine aime Sénajus jusqu’au crime passionnel. Il s’agit, on l’aura compris, d’une histoire de turpitudes dans un faisceau d’intrigues et de mensonges. Jamais une tragédie n’aura autant tricoté la duplicité d’êtres voués à tuer et à mourir, par amour, par orgueil ou par goût du pouvoir. Mesguich ajoute a cet écheveaux de confrontations et d’égoismes pervers un Tibère jouée par une comédienne et une Cornélie interprétée par un homme. Et Sterenn Guirriec défend avec finesse le rôle de Tibère à la bordure entre la délicatesse féminine et la gaucherie masculine.
Un pièce sur la mort
La mort rôde et envahit l’espace. Tout commence dans une salle plongée dans le noir par la voix off de Daniel Mesguich. Sa voix reconnaissable entre mille émerge depuis l’époque même des faits, d’une outre-tombe historique. Mesguich mi maitre de cérémonie mi oracle annonce chaque tableau, chaque conflit, chaque péripétie, chaque abomination. La scénographie fascinante emprunte aux figurines d’héroic-fantasy et aux films de kung-fu. Le metteur en scène innove loin de son Hamlet de 2012 ou de son Lili (en ce moment en Avignon) aux décors abondants. Ici ce sont des costumes flamboyants dans un décor dépouillé, plus minimaliste même que ceux de son Dom Juan ou de son récent Prince Travesti .
Par ce dispositif, le seul décor consiste en un bâti invisible érigé par la voix enveloppante du narrateur. Ainsi les personnages sont abandonnés à leur texte. Le chant des alexandrins traverse le corps des comédiens qui incarnent par leurs dires comme par leurs gestes chaque mesure, chaque hémistiche, chaque diérèse ou synérèse. Tout est respecté à la lettre. Parfois le texte trop dense se dérobe à nous sans jamais que nous quittions la pièce qui est une hallucination. Les corps drapés à la fois des costumes et du texte magnifique de Cyrano de Bergerac sont érotisés à l’extrême, et les personnages dans ce mouvement de saturation se désincarnent au profit du discours pervers et libertin; on frise la folie.
Une pièce libertaire
La pièce met en scène la radicalité libertaire. Dans l”univers d’artifices créé par Mesguich l’individu sans dieu affronte sa déréliction cependant qu’il est transpercé par son eros et son thanatos, par son instinct de vie intriqué à sa fascination pour la mort. Mesguich respecte en cela le texte et son esprit. Dans ce monde athéiste, le politique est cruel et tous sont coupables. La dépravation discute sans cesse avec le mensonge.
L’outrance du texte oblige la mise en scène qui s’y conforme. Les comédiens sont incroyables (ça tombe bien !) Sarah Mesguich est une fantastique Agrippine. Sterenn Guirriec, Rebecca Stella et Joëlle Luthi sont de chimériques et envoûtantes Tibère, Livilla, Nerva ou Furnie tandis que Jordane Hess et Yan Richard sont irréels et fabuleux. Ils savent se placer dans le pli entre réalité et mythe. C’est ensorcellant.
Le jeu précis et total des comédiens met à nu ce qui pour Daniel Mesguich, subsiste lorsque les dieux se retirent : le théâtre bien sûr et à l’horizon la folie qu’il nous reste à affronter. La pièce est à voir et à revoir; elle est un chef d’oeuvre exigeant pour les comédiens comme pour le public
La mort d’Agrippine
de Hercule Savinien de Cyrano de Bergerac
adapté et mise en scène par Daniel Mesguich
durée 1H40.
Crédit photo : ©Chantal Depagne / Palazon